1983. Recevoir ma première Barbie, vers l’âge
de cinq ou six ans fut un véritable enchantement, un rite de passage vers le
monde des femmes et marque le début d’une longue histoire d’amour. Mon parrain
adoré, sorte de gros papa noël barbu, m’a couverte de Barbies et de tous ses
accessoires - mobylette rose à paillettes, avec casque rose, qui a tant fait
rire (sans raison !) les adultes autour de moi, cuisine intégrée avec mini
canettes de coca dans le frigo, mini casseroles et poêles à frire, Golf cabriolet
décapotable tout plastique, piscine, camping-car... Oh, que de réalisations
possibles avec mes Barbies ! Elles vivaient dans le monde que j’avais
envie d’explorer, et m’ont permis de réaliser mes fantasmes. Elles furent un
des catalyseurs qui m’ont délivrée de mes envies consuméristes et
superficielles à l’âge adulte, les ayant vécu totalement au travers d’elle !
Barbie vivait le rêve américain, tel qu’il apparaissait à la TV, et était ma
porte d’accès à ce monde-là, moi qui évoluais entre un père peintre et une mère
psy, à la campagne, mangeant les légumes du jardin et allant à pied à l’école
communale.
Dans un de mes premiers souvenirs avec
« elle », le fils d’un ami de mes parents, plus âgé que moi de
quelques années, me demande en souriant si ma poupée s’appelle vraiment « Brigitte
Bardot ». Ce garçon m’impressionne, il est comme un adulte pour moi, et je
le trouve beau. Se moque-t-il ? Je ressens de l’ironie, alors qu’il n’y a
qu’amusement et affection. Je me souviens juste avoir rougi et m’être sentie
dévoilée dans mes aspirations les plus secrètes, par le biais de ma blonde
poupée.
Salvatrices, initiatrices de la féminité,
démiurges de mon monde intérieur, elles étaient les actrices des histoires
d’amour passionnelles qui bouillonnaient en moi, tout autant que les que des
concrétisations plus pragmatiques comme l’installation de son premier
appartement. Elles, elles n’avaient pas à avoir honte : elles étaient,
elles vivaient ce que bon leur semblait, ce que mon cœur leur dictait. Des
premiers émois aux premiers câlins, ou à la première scène de jalousie. Chacune
de ces poupées a dû concentrer une énergie folle en matière de sexualité. Tous
mes rêves, mes fantasmes, mes envies de vies futures, toutes mes projections
ont été comme emmagasinées dans ce corps rigide ... Tout mon devenir de femme
adulte se concentrait dans ce morceau de plastique aux formes protubérantes,
vénus Hottentote du XXème siècle… Totem
magique, condensé brut de chair imaginative et débridée, Barbie, avec ses
longues jambes, ses beaux seins et son maquillage tatoué à vie, est une héroïne
d’Almodovar, déesse de la féminité outrancière et icône pour gay. Cette
féminité si outrée qu’on ne peut qu’en jouer. Ce paroxysme a infusé en moi,
libérant un côté insouciant car heureux d’être, de la femme jolie et qui aime
séduire. Barbie incarne le concept de la beauté pour une petite fille
occidentale. Physiquement, cette poupée m’a peut-être un peu modelée. Je l’ai
tenue dans mes mains pendant de nombreuses années, comme un morceau de glaise auquel
je donnais une forme ; Dieu, faites que mes seins soient comme les siens,
que mes jambes soient aussi longues, que mes cheveux soient aussi blonds et
longs ! Et Dieu créa la femme !
Je n’avais que deux Ken, le mâle de la
Barbie, en comptant celui de ma sœur. Nous composions donc avec deux hommes
pour vingt femmes, notre cheptel au total. Le Ken étant rare à Noël, car
présentant finalement un intérêt réduit – pas de cheveux à coiffer, pas de formes
arrondies à parer, bref, il ne m’amusait pas du tout. Les histoires s’en
ressentaient forcément : bagarres et manigances allaient bon train, car du
fait de sa rareté, Ken avait le privilège d’être très demandé. Sa vie n’était
pas si rose (couleur de son nœud papillon), son rôle se limitant à être un
faire-valoir pour la plus belle Barbie, lors de sorties chics. Il avait tout de
même la chance de participer à quelques ébats amoureux avec elle, où avec mes
petites voisines, nous nous échangions tous les secrets sexuels que nous
connaissions. Barbie était libre de tout faire, et elle s’en donnait à cœur
joie, à deux, trois ou plusieurs !
Pour ma part, à vingt ans, mes cheveux
étaient longs, ondulés et blonds (grâce aussi à quelques mèches), mes seins opulents,
mes jambes minces, un sourire collé sur mon visage maquillé. De là à dire que
je ressemblais à Barbie, non. Mais tout de même, je me rapprochais de ce canon
de beauté qui m’avait modelé inconsciemment. La douceur de la femme qui cherche
à plaire et à satisfaire son partenaire, était-ce Barbie ? Sans nul doute,
je m’en approchais aussi.
Quand je pense à une amie américaine,
danseuse et plasticienne, blonde au corps massif, longues Dread locks piquées
d’ossements d’animaux, piercing à tous les étages, venant des froides montagne
de l’Oregon, aimant vivre nue, ne s’étant jamais épilée de sa vie… qui, pour
son premier jour en Fac à Berkeley, tombe sur une ancienne camarade d’école
primaire, qui lui saute dessus en lui demandant : est-ce bien toi, Jess,
celle qui avait la Barbie Dream House ?! J’ai éclaté de rire, imaginant ma
grande Viking jouant de tout son cœur avec sa maison de rêve rose…
Barbie est comme tout le reste. Pour en
extraire sa substantifique moëlle, il suffit juste de ne point en abuser, de
rester ouvert à d’autres jeux, de continuer à construire des cabanes dans les
bois. Avec elle, on explore sa féminité, dans son archétype le plus marqué. Je
« jouais » avec toute mon âme, et les histoires étaient
« entièrement vraies, puisque je les avais imaginées d’un bout à
l’autre* ».
J’ai été Barbie, ou plutôt, Barbie a été moi.
EM « chevelure magique »
*pour reprendre
les mots de Boris Vian
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire