Règles
Cathy aimait descendre au lagon tous les matins. Elle habitait en haut de
la ville, et la plage était en contrebas, sorte de petit San Francisco. Chaque
matin, elle se levait sans aucune idée de l’heure, se couchant à vingt et une heure
comme à trois. Elle avait une sacro-sainte horreur des réveils matin. Ils avaient le don de la tenir éveillée la nuit,
occupée qu’elle était à décompter chaque heure de sommeil qui lui restait
jusqu’à la fatidique sonnerie. Ils matérialisaient en quelque sorte un temps
borné, qui ne dépendait plus d’elle. Depuis de nombreux mois, elle en était
exempte puisqu’elle ne travaillait plus. Elle avait d’abord été mise en congé
maladie, puis tout simplement remerciée de son poste
d’« institutrice » (elle utilisait toujours cette ancienne
dénomination) dans une école catholique de la ville, devant laquelle elle
évitait de passer maintenant. Son trajet quotidien à la plage était
ritualisé : la rue commerçante jusqu’en bas pour descendre, car elle était
à l’ombre. Elle regardait les boutiques de vêtements, et parfois s’arrêtait
essayer une paire de chaussures à talons dont elle n’avait nul besoin. Avant de
remonter, elle achetait quelques légumes chez le marchand, un peu de poisson ou
du poulet quand elle sentait qu’elle avait vraiment faim, puis elle prenait la
rue principale. Si la librairie était encore ouverte, car elle fermait à midi
pile, elle entrait y feuilleter les nouveautés.
Elle connaissait peu de monde dans sa ville, hormis son frère et son
épouse, quelques anciennes collègues et son amie Marta. Quant à sa vieille
voisine gâteuse, elle s’en serait bien
passée ; celle-ci l’exaspérait au plus haut point, faisant figure
d’autorité - en tant que doyenne- dans la petite résidence qu’elles
partageaient. Sortir les poubelles sur le trottoir de gauche, garer la voiture
sans dépasser de l’auvent, fermer à double tour le loquet du portillon en
rabattant la poignée à droite… La semaine précédente, elle l’avait même
attendue jusqu’à trois heures du matin, Cathy étant exceptionnellement sortie,
pour se rendre au baptême de son neveu, et cela s’était éternisé plus que de
raison. La vieille l’attendait toutes lumières allumées, campée sur ses deux
pieds, et hurlant à son intention : « Je n’ai pas fermé l’œil de la
nuit à cause de vous ! Le portillon n’était pas fermé ! ». Cathy
était fatiguée et n’avait qu’une envie, retrouver la douce intimité de son
lit ; elle se sentit tant agressée par la voisine qu’elle ne put répondre
autre chose que « Tais-toi ! ». La vieille continua à
l’invectiver dans son jargon créole, parlant des risques de se faire violer…
Toi, la vieille, te faire violer ?! Dans tes rêves… Depuis cet épisode,
quand elles se croisaient, environ deux fois par jour, la vieille ne répondait
plus à ses saluts, peu importe.
Cathy avait des
allergies. La première : au lait de coco. Pas contraignante du tout,
quoique dans son île, on cuisinait assez souvent avec cet ingrédient. L’autre,
plus gênante, était au gluten, au blé,
autrement dit. Elle se cassait la tête pour contourner le pain et les pâtes, ce
qui l’obligeait à manger chez elle la plupart du temps. A dire vrai, elle
préférait. Elle voulait savoir ce qu’elle ingurgitait, et n’achetait que des
produits garantis sans pesticides. Enfin, elle avait une allergie forte et très
particulière, une sorte de TOC, lui avait dit le psychiatre qui l’avait mise en
arrêt longue maladie : elle était allergique aux règles. A toutes les
règles. A l’école, quand la directrice exigeait de voir les cahiers de bord de
la classe, Cathy refusait. Elle ne les remplissait pas. Elle faisait des
évaluations quand elle l’estimait nécessaire, et pas seulement pour respecter
les dates officielles. Elle ne se pliait pas à la sacro-sainte visite de
l’inspecteur, devant lequel ses collègues faisaient des ronds de jambe. Elle le
trouvait stupide et détaché des réalités pédagogiques. Cela s’était compliqué
quand elle avait refusé de se conformer à certains points du programme,
préférant inventer une comédie musicale avec ses élèves pour leur apprendre à
danser, chanter, jouer d’un instrument. Elle avait argué à la directrice que
les enfants apprenaient bien plus comme ça, et qu’elle, au moins, passait du
bon temps. Après la crise de nerfs et de larmes
qu’elle avait faite devant l’inspecteur et toute sa classe, ce dernier avait
jugé bon qu’elle prenne un peu de repos, pour penser à une reconversion
peut-être.
Depuis, elle avait réorganisé son emploi du temps, en se gardant bien
d’obéir à une quelconque règle extérieure qui ne lui conviendrait pas. Elle ne
mettait plus sa ceinture de sécurité dans sa grosse Volvo hors d’âge, car elle
n’aimait pas se sentir coincée. « Si je meurs dans un accident, ça me
regarde, c’est MON droit ! » pensait-elle. Elle avait donné quelques
cours particuliers puis, au bout de peu de temps, avait constaté qu’elle
faisait des plaques d’eczéma une heure avant d’y aller, de façon systématique.
Elle ne supportait pas d’organiser sa journée en fonction de ce malheureux
cours, et avait donc arrêté. Elle n’avait plus ses règles depuis des mois, et
cela l’arrangeait presque. Elle n’y pensait guère, se disant que ses ovaires
avaient sans doute envie de repos. Ce n’était pas une grève, aucune
revendication, elle le sentait bien, si ce n’est celle d’être tranquille !
Oui, Cathy, comme ses ovaires, avait envie de repos et d’espace. Elle avait un
grand appartement et aimait le confort de chaque pièce. Cet appartement
représentait son intimité, nul n’était autorisé à y pénétrer, sauf réelle envie
ou besoin. Son frère et sa femme venaient rarement prendre un café, elle
supportait difficilement les remarques idiotes de cette dernière, préoccupée
principalement de sèche-linge en panne et de nouvelles marques de yaourt, avec moins de calories. En outre, Cathy exécrait
les gens au régime, par excellence ceux qui suivaient des règles édictées par
d’autres qu’eux pour se nourrir : « tu comprends, il est
diététicien ». Sa belle-sœur ne mangeait plus que des steaks et du jambon,
agrémenté de fromage blanc, et avait perdu quatre kilos, ainsi que pas mal de
cheveux. Cathy se faisait une priorité de ne manger que ce qu’elle aimait,
quand elle avait faim. Qu’importe l’heure et l’étrangeté des mets. Ses menus
étaient incongrus et aurait choqué un éventuel conjoint, dont elle se
félicitait de n’être point pourvue : le matin, purée d’aubergine à l’ail avec
un thé japonais, ou alors un kilo de noisettes avec du chocolat, un avocat avec
son porridge… Ses repas pouvaient être mono couleur
ou alors mono aliment : tout rose ou juste
des endives pendant deux jours. Parfois, elle cessait de manger, soulagée de ne
pas avoir à cuisiner, perdant l’appétit au fil des heures, pour se réveiller
quelques jours après avec une fringale inouïe et jouissive. Elle n’avait
évidement pas suivi la prescription du médecin du travail, les anxiolytiques ne
lui inspirant pas confiance : bleus vifs, bourrés de colorants chimiques.
Son allergie aux règles se renforçait : depuis quelques semaines,
elle ne respectait plus celle, élémentaire, de la politesse. Son frère l’avait
vertement semoncé lorsqu’il avait appris par la bouche de leur mère, que Cathy
avait traité leur père de sombre crétin par téléphone. Celui-ci, militaire à la
retraite, en imposait habituellement à ses
proches, et même s’il n’avait pas été exemplaire dans son rôle de père,
il était tout de même le patriarche. Qu’à cela ne tienne, Cathy avait répondu à
son frère qu’elle se passerait donc de le voir, parce qu’elle ne pouvait plus
faire bonne figure, comme avant. « Fais un effort, martela son frère la
semaine précédente. C’est leur anniversaire de mariage, tu ne peux pas rater
ça ! ». « Bien sûr que je peux, répondit-elle. Mais puisque tu
insistes, alors je vais m’y rendre, et j’essaierai de passer un moment
agréable. » Si tant est que ce soit possible dans cette maison,
manqua-t-elle d’ajouter.
Le dîner fut catastrophique, aux dires de
son frère, ne lui revenant à la mémoire que le plat de gigot d’agneau et de
flageolets décrivant une volute artistique à travers la salle à manger, allant
repeindre une partie de la tapisserie à fleurs orange et marron. Son père, comme à son habitude, avait passé le
repas à disputer copieusement sa femme, et avait eu le malheur d’ordonner à sa
fille d’aller chercher le « bon » couteau à pain, la faisant se lever
deux fois d’affilée. Elle avait vu rouge : elle ne se souvenait que de
cette sensation de chaleur forte qui l’avait submergée, depuis le bas du ventre
jusqu’au sommet du crâne. Un élégant : « Tu peux te le mettre au cul,
ton foutu couteau ! » avait accompagné le lancer olympique du plat,
devant les regards ébahis de l’assemblée. Elle s’était rassise un instant,
avait pris le temps de manger sa quiche lorraine, puis était partie, expliquant
qu’elle digèrerait mal, si elle restait dans cette atmosphère confinée. Son
père, bouillant de rage, s’était mis à hurler, mais elle n’avait pas bien saisi
ce qu’il disait, occupée à remettre ses chaussures, puis à redémarrer sa
voiture. Quelle journée, avait-elle pensé ensuite, se félicitant de rentrer si
tôt dans son cocon. Son cœur battait encore et elle se mordait les joues pour
ne pas hurler de joie au souvenir de ce véritable cri du cœur qu’elle avait
poussé. Au moins, son allergie aux règles lui permettait d’être enfin
spontanée.
Entre autre refus de règles, répondre au téléphone et aux courriers étaient ses derniers en date. Elle avait résilié
son abonnement de téléphone portable et sa connexion internet, se retranchant
de plus en plus chez elle. Elle s’y sentait bien, et ne voyait nulle raison de
se forcer à sortir. Sa seule échappée rituelle étant d’aller nager au lagon,
qu’il pleuve ou qu’il vente. Elle mettait son masque, son tuba et ses palmes,
et pendant une heure, s’immergeait dans le monde aquatique, où pas un son ni un
souffle ne filtrait, et où rien ne l’agressait. N’étant plus à l’école chaque
jour, de grandes plages de temps l’avaient d’abord angoissée, pour finalement
se transmuer en vrais moments de vie. De grandes choses l’attendaient chez
elle ; elle avait tout d’abord rangé chaque pièce et mis une bonne moitié
de ses affaires dans des cartons pour les bonnes œuvres. Puis, armée d’un
pinceau, elle avait repeint chaque pièce : bleu électrique et jaune citron pour
la cuisine, rose et orange pour le salon, noir pour son bureau, et sa chambre
s’était ornée d’une fresque géante, représentant des fonds marins,
approximatifs, puisque c’était la première fois qu’elle s’essayait à la
peinture. Qu’importe, c’était sa propre vision des coraux et des poissons, nul
autre qu’elle n’étant autorisé à pénétrer dans sa chambre, personne ne jugerait
son œuvre. En cuisine, elle se mit en tête de faire des bocaux de confitures et
des conserves étonnantes : noix de coco/ citron confits, pommes/ goyaviers,
patate douce/chocolat noir, qu’elle ne mangeait pas. Son frère et Marta en
furent les heureux bénéficiaires.
Elle avait connu Marta, comédienne de formation, lors d’un stage
pédagogique de théâtre à l’école, que celle-ci animait. Son amie avait une
cinquantaine d’années, soit quinze de plus que Cathy, et un fichu mauvais
caractère, l’isolant du genre humain, selon ses désirs, si on l’en croyait.
Elles se voyaient une fois par semaine, lors d’un déjeuner ou d’un dîner,
délicieusement arrosé de champagne pour Marta, et de jus de betterave pour Cathy. Elles dînaient habituellement dans le
même restaurant, une simple taverne où elles pouvaient bavarder tranquillement
en mangeant un plat qu’elles aimaient, le patron, avec le temps, ayant appris à
composer avec les goûts de ses deux fidèles clientes. Marta mangeait peu, mais
avaient des rondeurs imposantes, tandis que Cathy dévorait et restait mince.
Toutes deux s’en fichaient éperdument, Cathy car elle s’était extraite du
marché de la séduction, et Marta car elle jouait un personnage dans une pièce
qui tournait depuis des mois, de vieille grosse rombière, lui permettant de se
laisser un peu aller. Depuis que son allergie s’était accrue, Cathy appelait
Marta au dernier moment pour lui fixer l’heure et le jour du repas, et avait
déjà changé deux fois de restaurant. Marta était une femme d’habitudes, et
était déroutée par son amie.
Quelle
ne fut pas sa surprise, ce soir-là de mars, quand elle vit Cathy accepter un
verre de champagne, que lui offrait un inconnu dans le nouveau restaurant où
elles dînaient ! « Envoie le paître, voyons ! Ce serait bien la
première fois qu’un homme trouble notre dîner !» Au lieu de ça, Cathy
montra son amie du doigt et sa coupe, de manière à ce qu’elle ait aussi la
sienne. L’homme, heureux d’avoir un prétexte pour leur parler, s’empressa
d’apporter la deuxième coupe et d’avancer une chaise. « Puis-je vous tenir
un peu compagnie Mesdemoiselles ? Je me présente : Valère Cochin,
représentant en déguisements et costumes de fête ». Cathy eut un large
sourire et se présenta à son tour : « Cathy Débordé, ou déréglée
devrais-je dire, plongeuse en tuba, conservatrice de fruits en tous genre et
peintre subaquatique, enchantée de faire votre connaissance. Voici Marta Verte,
actrice spécialisée en formats king size, et misandre de premier ordre, faites
attention ! ». Marta soupira, puis but sa coupe cul sec, en
ajoutant : « Il ne sait même pas ce que ça veut dire, je te le
parie. » Valère sourit d’un air piteux, répétant :
« Misandre ? ... heu… c’est sans doute le nom d’un personnage de
Racine ! ». Cathy lui expliqua que Marta n’aimait pas les hommes. Pas dans
le sens homosexuelle, simplement, elle les jugeait inférieurs. « Oui, je
n’y peux rien, je porte des générations de femmes amazones dans mes veines, et
suis facilement énervée par les mecs », ajouta la comédienne. Cathy lui
fit remarquer élégamment qu’elle acceptait quand même leur champagne, ce qui
était un bon début. Ils passèrent une fort joyeuse soirée, Marta jouant le
lendemain, les quitta tôt. Ils allèrent boire un dernier verre sur le front de
mer et allèrent regarder les bateaux dans le port. S’installant sur la jetée,
elle le contempla au clair de lune.
Valère devait avoir dans les vingt cinq
ans, grand et maigre, les cheveux frisés, des lunettes en écailles d’un autre
siècle, et les dents écartées. Il compta les étoiles avec elle, puis glissa son
bras sur ses épaules. « Puis-je ? Me permettez-vous ? » lui
souffla-t-il doucement. Cathy le fixa sans ciller. Elle n’avait pas été au
contact d’un mâle depuis des années, et ne se souvenait plus de rien. Etait-ce
une façon de séduire ? Etrange les jeunes gens, maintenant. « J’adore
me déguiser », lui confia-t-elle à l’oreille. Il en profita pour
l’embrasser. Elle se recula, hésitante. Il se releva, lui tendit la main pour
l’aider à se redresser et annonça qu’il avait une surprise pour elle. Elle le
suivit guillerette sur la jetée, pour rejoindre sa voiture. « Où
m’emmènes-tu ? s’enquit-t-elle. « Chez moi, en tout bien tout
honneur ! Dans mon garage. Je vais te faire découvrir ma collection
personnelle. »
Une fois chez lui, il la fit entrer dans une sorte de bungalow, au fond d’un jardin, dans lequel il ouvrit plusieurs caisses et penderies, regorgeant de costumes, perruques, chapeaux et accessoires divers. Il tira un rideau noir, et déplaça une grande psyché, dans laquelle ils pourraient se mirer. « Princesse des mille et une nuits ? Gladiateur ? Cosmonaute ? The King ? …». Ils passèrent la moitié de la nuit à jouer toutes sortes de rôles. Quand elle se sentit fatiguée, la jeune femme alla s’asseoir sur la banquette. « Attends, lui lança-t-il, demande-moi un dernier personnage, ce que tu veux et j’exaucerai ton vœu ! ». Elle répondit : « Moi, Cathy Débordé ». « Tu veux le costume de la vraie Cathy ? Le plus ressemblant possible ? » Il s’approcha d’elle, la fit lever, puis délicatement enleva sa jupe, son corsage, son soutien-gorge, et sa culotte. Il détacha ses cheveux. Puis, il se déshabilla à son tour, terminant par ses lunettes. « Je te vois flou, mais après tout, j’ai sans doute été conçu comme ça exprès, la netteté et la précision, ça doit me fait peur ! » lui lança-t-il. Elle ne bougeait pas. Il avança vers elle doucement et commença à toucher ses bras, ses épaules, son cou, ses joues, son ventre, ses seins, ses coudes, ses fesses… « J’ai l’impression d’exister à nouveau, murmura-t-elle. J’aime que tu dessines les contours de mon corps. » « Tu me plais, dans cette tenue », lui dit-il dans un sourire.
La fin de la nuit fut encore plus excitante que le début, chacun se livrant à l’autre avec beaucoup de simplicité. Au matin, Cathy regagna son appartement avec allégresse.
Le lendemain, elle avait ses règles à nouveau.
Par Emilie Jullin
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