L’écrivain est celui qui a profondément envie de se faire comprendre.
Celui qui veut être entendu - c’est un peu différent - deviendra homme
politique, faisant des discours et se mettant en scène sur des affiches
immenses, leader au regard assuré, juste avec son prénom parfois, comme un
intime de la famille, le patriarche.
L’écrivain, lui,
est pétri de plus de doutes, et s’il se rend public, il le fait en général avec
une certaine retenue. Donner de la voix (orale, s’entend), n’est pas pour lui.
Tout ce qu’il veut transmettre passe par les mots. Contrairement à la figure politique,
il n’a aucune certitude, si ce n’est qu’écrire est sa raison de vivre. Il ne
pourrait faire autrement, ça le sauve de la folie et du malheur. Il prend son
temps, chaque jour, pour coucher sur le papier ses pensées les plus profondes,
ses imaginations les plus folles, ses propos les plus osés, avec toutes les
nuances dont il dispose. Il a toute confiance en la feuille, parfois moins en
sa main et encore moins en son esprit. Mais quand il laisse l’inspiration
divine le guider, il écrit avec frénésie, et une intense joie de vivre le
prend : j’accomplie ma destinée, se dit-il. Il perd souvent sa foi au
moment de faire lire son « travail », comme il est convenu de nommer
son activité (comme si respirer était un travail !) – assimiler cette
activité vitale et viscérale à un emploi le rend sérieux et crédible aux yeux
de la société. Toujours, il se demandera comment sera reçu sa nouvelle œuvre.
Parfois, c’est étrange, alors qu’il s’enthousiasme pour sa dernière nouvelle,
personne ne semble l’aimer, tandis que ce roman inachevé qu’il juge ni fait ni
à faire, trouve son public ! Il en vient à douter de lui et de son
jugement.
Mais au fond de
lui, s’il écrit autant et qu’il propose quelque chose de terminé, qu’il a relu,
qu’il veut parfait au niveau de la forme, ce n’est pas que pour lui, c’est pour
ses lecteurs potentiels. Pour le message qu’il leur passe, l’histoire qu’il
leur raconte. Il montre sa vision du monde, il parle de lui… A l’infini… Il se
réinvente à travers la fiction, croit-il au début, pour comprendre qu’il ne
parlera jamais que de lui-même, c’est-à-dire de ce qu’il sent, de ce qu’il a
vu, entendu, envié, désiré, vécu, détesté… de ce qui le touche, l’amuse,
l’horrifie, le contente… encore à l’infini…
Toutes les formes sont à sa disposition. Le roman : quand il veut
prendre son temps, pour installer les choses qu’il a à dire, le travail de
longue haleine ne le rebute pas, il sait qu’il a la matière pour le nourrir, la
patience et la discipline. La satisfaction de terminer un roman vaut la peine. La
nouvelle : quand il est dans l’intensité d’une histoire, sans vouloir
rester piégé des mois dans la même trame ; plus de rapidité, une chute plus
brutale. La pièce de théâtre : l’amour du dialogue, du discours direct,
des mots sans enrobage qui sortent spontanément des personnages, sans récit
narratif. Le dramaturge joue à la poupée avec eux, l’un est sa voix souvent,
mais tous lui parlent et sont au service d’une intrigue qu’il a décidé de jouer
devant ses lecteurs et spectateurs. Il imagine quelle voix va prononcer ces
paroles, sur quel ton, la scène est précise devant ses yeux. Il est étonné de
découvrir ce qu’un metteur en scène aura fait de son histoire, lui donnant
parfois un angle de vue parfaitement inopiné. Qu’on se réapproprie ses mots ne
le laisse jamais indifférent : cela le fâche, l’amuse ou le bouleverse. Le
poème : sa forme courte (plus courte que le roman), permet une
concentration de signifiants, de signifié, de sensations ; les règles de
versification qu’il se donne apporte un cadre à ses écrits, contrainte libératrice.
Trop de liberté nuit, et face à son vers libre, il se sent perdu parfois. La
prose laisse libre cours au déchaînement de son imagination, il suit les
méandres de sa pensée, son écriture courant le long des lignes, comme un
ruisseau qui serpente et sort de son lit.
Je viens de
terminer à l’instant Sylvia, le roman
autobiographique de Leonard Michaels (1992, Christian Bourgeois éditeur), dans lequel
il laisse entendre sa désespérance lors de sa relation amoureuse destructrice
avec le personnage éponyme, une femme irascible et déséquilibrée, qu’il a
épousé jeune, dont il s’était cru le sauveur. Il était si enfermé dans cette
histoire, qu’il éprouvait un besoin viscéral de communiquer librement ce qu’il
pensait. Il ne pouvait le faire ni avec elle, ni avec ses amis et famille, en
proie qu’il était à une immense culpabilité, ôtant toute forme de
responsabilité à son épouse. Le processus d’écriture est difficile pour lui à
cette époque, il décrit combien il peine, seul devant sa feuille blanche,
pensant que cela devait couler, comme tant d’autres auteurs de renom le disent,
mais lui, rien : « Je devais laisser le champ libre, attendre le déclic,
mais je n’y parvenais pas. […] J’étais incapable de me laisser emporter par la
danse ». Il alterne les passages tirés de son journal intime, frêle esquif
le sauvant du naufrage total, et ceux du récit de leur quotidien de jeune
couple marié à New York dans les 60’s. La construction même du roman est
passionnante, car mimétique de cette volonté de retranscrire la vérité, entachée
de tant de culpabilité de la part du narrateur, témoin du suicide final de la
pauvre Sylvia. Elle lui répète d’ailleurs toujours que c’est inutile qu’il
aille voir un psy, car il va lui donner « sa » propre vision de leur
histoire, alors qu’il devrait dire la réalité.
N’est-ce point
la parfaite image du travail de l’écrivain, justement,
que de donner sa vision intime de la
vie ? Les parties tirées de son journal viennent comme preuves
irréfutables de ce qui a été. Nul doute possible, et les descriptions sont précises,
sans aucune distorsion due à l’émotion. Il sait être chirurgical à sa manière,
en narrant leurs disputes, avec peu ou pas de pathos. Une manière qu’à cet écrivain
de crier au monde : « Mais regardez, c’est elle la folle ! Je
suis la victime, je suis perdu, à l’aide ! ». Son journal a été sa
soupape de sécurité pendant ces années dramatiques, elles-mêmes terreau fertile
pour l’écriture, malgré ce qu’il dit de ses difficultés de se laisser emporter
par son inspiration. Il a réutilisé ce matériau trente ans plus tard, avec le
recul et la force nécessaire à son entreprise. Et c’est sublime, merci
Michaels.
Ecrire demande de se ménager du temps pour laisser émerger la voix, car le
tourbillon de la vie l’étouffe vite sous les contraintes et divertissements.
Trop de joie disperse, trop de soucis aussi. Se ménager un emploi du temps
dédié à l’écriture n’est pas évident. Il s’agit d’un choix. Décider un jour que
c’est cela que l’on veut faire. Et le caissier devient écrivain, la banquière
auteur. Aussi simple que cela, en fait. Quand l’écrivain devient-il
écrivain ? Lorsqu’il est publié ? Et toutes les années passées à
écrire avec délectation ou angoisse avant le succès ? N’était-il pas
écrivain encore plus, mû non pas par une commande de son éditeur ou une attente
du public du tome 2, mais par sa rage passionnée de coucher des mots sur le
papier ? Quand il est best-seller, n’est-ce pas difficile de se
renouveler, de se réinventer, encore et encore ? Vieillissant, a-t-il plus
confiance en lui, ou pense-t-il avoir perdu la verve de sa jeunesse ? Son
innocence, son goût du risque, de l’époque où personne ne le connaissait, où il
se permettait d’aller jusqu’au bout : « Personne ne connaît ma tête
et je trouverai un pseudonyme », les possèdent-ils avec autant de
spontanéité ? Il se sait attendu, son style est maintenant connu et
analysé, ses lecteurs l’adulent et le catégorisent, ses critiques encore plus.
Ecrit-il autant pour lui qu’avant ou pense-t-il davantage à l’accueil qu’aura
son ouvrage ? « Non, décemment, je ne peux pas dire ça, ça les
choquerait, je les ai habitués à autre chose. »
L’auteur peut
aussi passer par l’autre chemin, celui qui le mène du besoin de reconnaissance,
avec un style léché et revu et corrigé maintes fois, à traiter des sujets qu’il
juge sérieux, ou au contraire à verser dans le populaire, parce que ça marche,
ou encore se mystifier en cynique ou encore intellectuel de référence, pour des
années après, surprendre le public et les critiques par un écrit d’une pure
innocence et d’une humble honnêteté. Ainsi Sartre a beaucoup touché avec la
simplicité sans fard des Mots, F.Beigbeder
a conquis en dévoilant une autre facette de lui, beaucoup moins fanfaronne et
ironique dans Un roman français où il
ose enfin dévoiler sa vulnérabilité, donner un peu de sa personne. Beaucoup
d’écrivains ont des phases, en s’approchant ou s’éloignant de l’autobiographie,
comme si c’était un genre totalement à part, n’ayant rien à voir avec ce qu’ils
écrivent habituellement. On le classifie comme genre, pourtant, comme
sous-genre même.
Petit message personnel post-mortem à Léonard Michaels : tu m’as
fait du bien à ta manière. Les relations passionnelles destructrices, où l’on
ne sait plus ce qu’aimer veut dire, où l’on se sent pris au piège, incapable de
bouger sous peine de voir l’autre se défenestrer, et bien ça existe, et quel
bonheur de pouvoir en parler. Ecrire paradoxalement permet de dédramatiser, en
mettant de la distance entre le vécu et sa compréhension, parfois des années après.
Comprendre que l’on est responsable que de soi-même, pas des réactions que l’on
génère chez l’autre. Ecrire un drame, c’est mettre en scène ce que l’on a été
ou pensé ou vu ou senti, dans un monde virtuel, car créé par l’auteur. Un monde
qu’il contrôle mieux que la vraie vie, et dans lequel se passe tout ce qu’il
décide. La littérature, vie ou reflet de la vie ?
Emilie Jullin