jeudi 30 mai 2013

AVEC TOUTES MES AMITIES

         Je coupe un gros chou vert en fines lamelles, je rajoute du lard, des baies de genièvre, des quartiers de citrons, du gingembre, du vin blanc, et je jette le tout dans une marmite où rissolait un poireau émincé avec quelques épices. Je cuisine pour six, avec amour et plaisir. A plusieurs reprises, je suspends mon geste, tant ce que j'entends est beau : Comte-Sponville et Enthoven lisant les Essais de Montaigne et les commentant. Je pleure même, car le tréfonds de mon âme résonne avec plusieurs phrases. Ce sont des pleurs d'émotion, de joie, qui arrivent de manière inopinée, autant au ciné qu'en lisant un Paris Match, ou en regardant une toile. C'est quand mon âme est touchée car elle se sent reconnue ! Oh oui, ça fait du bien de parler le même langage ! De ne pas avoir à se battre pour exprimer ses idées, mais juste d'être. ÊTRE. En résonance totale.
Rencontré à la fac de Lettres, à l'âge de 19 ans, dévastée par la mort de ma maman, et perdue sans doute, Montaigne a été mon père en littérature, mon guide, à la manière d'un maître philosophique ou spirituel. En ne parlant que de lui, il m'a appris à me connaître. J'ai compris à quel point son humilité est grande, bien qu'il ne parle que de lui : il le fait sans fard. Par sa liberté de ton et l'entreprise qu'il s'est donné ("se dépeindre"), il m'a comme libérée. Je poursuis mon chemin à ma manière, et je m'aperçois que je me dirige comme lui, vers la connaissance de moi-même et la rédaction d'essais, vers ce qui est ma raison d'être, au sens "destinée". 
Et bien 15 ans après, il répond toujours à mes questions, ce vieux Montaigne ! Quand on est sincère au plus profond de soi, on atteint l'intemporalité, n'est-ce pas ? Il dit la vérité car il dit sa vérité. Il ne cherche d'ailleurs pas la vérité, il dit que "rien n'est certain". Pas de dogme et de grand système de pensée, car l'homme est "mouvant".
Oui, ce matin, je me questionnais à propos de l'amitié, et du cas de figure suivant : une bonne amie ne daigne pas répondre à mes messages, depuis plusieurs mois, sans raison évoquée, malgré mes questions. Je trouve cela triste, comme quelque chose de chouette qui est laissé de côté, et qui prive deux personnes. La vie est trop courte pour faire bêtement la gueule, non ?! C'est bien une chose que je n'ai jamais fait, et que je trouve vain ! Comme par hasard, une des premières phrases que j'entends entre deux éminçages de chou, est :
"Sans amitié, personne ne choisirait de vivre" (Aristote). 
Elle me touche au coeur, évidemment. Pour moi, rien n'est plus important que l'amour partagé sur cette terre, et nos amis et proches en sont la manière la plus incarnée possible de vivre cette félicité au quotidien. Comprenez moi bien, je parle de simplicité et de profondeur du partage, par divers biais : prendre un thé, bavarder, aller marcher ensemble, consoler, être consolé, écouter, parler, échanger. Être là pour son ami. Répondre quand il appelle. Le respecter dans ce qu'il est. S'accepter mutuellement, dans les similitudes et les différences. On se fait grandir.
J'ai la chance d'avoir beaucoup d'amis, de toutes sortes, et j'aime nourrir chacune de ces amitiés de la façon la plus spontanée qui me vient. Chacun de ces amitiés est précieuse pour moi. Avec l'une, ce sera de parler de philosophie et de littérature, avec l'autre, de partager une affection purement câline et maternelle, comme inconditionnelle, avec un autre ce sera des échanges de services pratiques, qui font que l'on sait que l'on peut toujours compter sur l'autre, avec une ou deux autres, ce sera une connaissance mutuelle accrue par le nombre des années et la confiance que l'on fait à l'autre pour se confier sans être jugée...  etc...
Qu'est-ce qu'un bon ami ? Ou une vraie amitié ? être reconnue pour soi-même, et capable d'être libre d'être soi, au contact de l'autre. Avoir plusieurs bons amis est un cadeau, car on va pouvoir développer avec chacun une facette de nous-même, différente selon le type de relation. Avoir un très bon ami se gagne par le temps et l'importance que l'on fait à cette relation dans sa vie : je crois que les très bons amis se comptent sur les doigts d'une main. Une amitié est une relation à deux sens, les deux individus nourrissant, chacun à sa manière, le lien, comme une plante verte qui pousse vers le ciel, et que tour à tour, chacun arrose.
Être amis est un choix, une sorte de roc parmi les tourbillons de la vie. On change d'amis, au gré de nos évolutions, et puis on en garde certains, ad vitam aeternam, on en a l'intuition. 
Ce qui fait la beauté de l'amitié est l'échange. 
Montaigne s'accorde avec Aristote, sur le fait qu'une vraie amitié profonde est une joie sans pareille dans la vie. Il a été inspiré pour écrire ses essais à la mort de son cher ami La Boétie, avec qui il avait une communion d'âmes intense. Ce qu'il dit sur eux est bouleversant. 
J'ai toujours pensé qu'il était important de respecter la relation d'amitié, qui est faite d'amour, et que la rompre était dommage, sauf si l'échange ne passe plus. Loyal, fidèle, un ami est un allié, quelqu'un avec qui l'on peut être soi-même, propre parfois à nous sauver de notre marasme, et réciproquement, car celui-là nous aime, en toute simplicité.
J'ai un profond respect pour la relation amicale, et me dis que celui qui ne l'honore pas, ne s'honore pas lui-même, et qu'il souffre probablement beaucoup. Je suis exigeante, et me sens blessée ou fâchée, par exemple, de ne pas avoir de réponse de mon amie. Je trouve cela peu respectueux, et tarit l'envie que j'ai de partager avec elle. Ne s'aime-t-elle donc que trop peu pour comprendre que son amitié est une richesse pour quelqu'un d'autre ? Mais pour être précieux pour quelqu'un, ne faut-il pas le vivre, le dire, le montrer ? La plante dépérira si l'un arrête d'arroser, sans explication, laissant le champ des "expectations" ouvert.



Je dédie ce texte à tous mes amis, qui eux seuls, sauront se reconnaître.

                                                                                                                                                        EM



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