Cette nuit-là, sa 1ère dans le meublé, qui s'avéra être juste devant la mosquée, fut sans sommeil. Une terrasse en longueur donnait directement sur la rue. Il s'y installa et contempla la lune, pleine, juste voilée de quelques nuages. Avec la mosquée qui se dégageait en pointe juste deva,t et le vieux bâtiment blanc au toit plat qui lui faisait face, Ali eut un flash très fort et sentit sa gorge se nouer : "Putain, on dirait le bled, cette rue." Plutôt que de laisser la nostalgie et le mal-être l'envahir, il se
Welcome to EM's world ! My dear friends, Me, Myself and I, are really happy to open you my door... and share with U my comics, my pictures, recipes, chronicles... to spread my message of LOVE. Et maintenant, écoutez Annie en direct tous les dimanches à 17h ( heure Réunion) / 15h ( heure métropole) sur http://www.entredeuxfm.fr/
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mercredi 11 mars 2015
vendredi 28 février 2014
L'HISTOIRE D'ALI (Part.26)
La chanson qui fut choisi immédiatement par la boîte de production fut La Déserteuse :
"J'veux tomber amoureuse de toi
Pourquoi j'y arrive pas ?
Trop gentil, manque d'envie
Les raisons sont nombreuses
Alors je déserte, tu vois
J'en suis pas fière,
C'est la seule chose que j'peux faire,
Me regarde pas comme ça...
T'as tout pour me plaire, je sais,
Sauf un truc en passant :
Existe pour toi, mon amant
Démarque toi, étonne moi,
Sinon j'me barre rapidement.
Oui, je déserte, tu vois,
Mon bel amant j'ai foutu le camp
Manque d'envergure, ou de mystère
Que puis je bien y faire ?
Ali adorait les riffs de guitare qu'il envoyait dessus, mais était troublé par les paroles. Il se sentait "pris" par Simone... pris corps et âme. Il avait toujours voulu une femme comme elle, et là, soudainement, c'était la peur qui le submergeait. Celle d'être laminé par un tsunami émotionnel et de se perdre. Il ne savait plus où il en était depuis qu'il l'avait embrassé. Au début, ils étaient à distance... mais depuis quelques semaines, ils se voyaient beaucoup, et Ali n'arrivait pas à la cerner. Oui, elle était belle, tendre et si drôle quand elle chantait... mais elle était aussi froide sans crier gare, si mystérieuse. Elle lui avait semblé forte, invulnérable... et il la découvrait souvent les larmes aux yeux. Il se sentait anxieux à chaque fois qu'ils se quittaient temporairement, comme si c'étai peut-être pour toujours. Il sentait qu'il plongerait dans un abyme insondable de désespoir si d'aventure elle le quittait. Elle se faisait draguer si souvent en concert ! Lui aussi, il ne pouvait pas ne pas en faire le constat, mais il s'en moquait. Il n'y avait qu'elle. Qu'elle, toujours.
EM
vendredi 10 janvier 2014
L'HISTOIRE D'ALI (Part. 24)
"I'm the doubting man,
all my fucking life,
one day on the top,
the other one on the floor...
What can I do ?
When I fall in love,
I become stupid.
I'm losing myself,
as a fool
just for a girl.
I'm the doubting man,
I seem to be the king,
so cold and proud.
who could believe
what I really am ?"
Ali fredonnait sa nouvelle chanson blues, en roulant en direction de Lille. Les paroles de L'homme qui doute reflétaient exactement sa manière d'être au monde. Il pouvait se sentir parfaitement bien pendant des jours, puis sombrer en une heure dans un gouffre de doutes insondables, d'où personne ne pouvait le tirer. Il s'y mettait tout seul, la plupart du temps, semblant trouver normal de se sentir si faible et perdu. Il avait eu l'occasion de constater que tous les humains qu'il côtoyait n'étaient pas forcément ainsi, ça l'épatait toujours beaucoup.
Plus il roulait, moins il se sentait d'appeler Simone pour lui dire qu'il était dans sa ville. "Si ça se trouve, elle n'y est même plus", songeait-il.
Et puis, en un éclair, il sentit que son envie était l'aventure, et de retourner dans cette ville si animée qu'était la capitale du nord, là où il avait connu ses 1ers succès de musicien. Il eut l'idée d'appeler Jim, le propriétaire de la péniche qui les avait programmé le mois précédant, avec qui il avait vaguement sympathisé. Jim sembla enchanté d'entendre la voix d'Ali, et lui proposa de le rejoindre le soir-même sur la péniche.
Aussitôt arrivé, Ali se dégota une chambre dans une pension sympa du centre-ville, et se rendit sur la péniche concert.
Il passa une soirée plutôt agréable, en compagnie de Jim et de ses amis, et très vite, un deal se conclut entre eux :
" - Moi, je sais reconnaître un grand musicien, mon pote, et toi, tu joues comme un dieu. Alors je te laisse pas filer... Tu me fais les jeudi soirs ici... On va dire pour les trois prochains mois, pour commencer..."
Ali accepta, non sans négocier un logement. Jim possédait quelques immeubles en ville, qu'il louait à des bureaux et des particuliers, et lui proposa un petit meublé qu'il ne voulait pas louer, car pas tout à fait remis aux normes.
- Parfait", lui répondit Ali pour sceller le pacte.
Après quelques bières, deux ou trois conquêtes féminines au bar, qui ne l'intéressaient pas, Ali n'y tint plus, il composa le numéro de Simone sur son portable.
" - Ali, c'est toi ?
- Salut Simone, j'ai essayé de te joindre...
- Où es-tu ?
- Là, je suis sur la péniche, à Lille. Et toi ?
- A Paris.
- Ah oui ?
- Oui, espèce d'idiot, Rémy Bertrand, ça te dit rien ? Putain ! "
Il fallut bien cinq minutes à Ali avant de remettre ses idées en place. Rémy Bertrand, le producteur de Label Jazz Production, qui les avait repéré dans cette même péniche, où il se trouvait ce soir...
" - Simone, désolé, j'avais oublié... En fait, de cette nuit là, je ne me souviens que de toi... Je veux dire... que de nous, enfin de tes lèvres... heu... de toi..."
Simone éclata de rire. Un long silence s'installa. Chacun s'écoutait respirer.
"- J'ai envie de toi, Ali. Je t'ai laissé des messages, pour te prévenir du rendez-vous. Et puis, n'ayant pas de réponse, sauvage comme tu es, j'ai pensé que j'étais rien pour toi, juste une passade... et que tu te foutais du rendez-vous avec la boîte de prod..."
Simone lui apprit que Rémy souhaitait les produire, elle, Xavier et lui, et qu'il leur avait adjoint un percussionniste talentueux. Ali avait fortement intérêt à se rendre au plus tôt chez Label Jazz Prod afin de valider tous les accords oraux. Il promit à Simone qu'il appellerait Rémy dès le lendemain.
"- Et moi, tu me rappelles quand ? demanda-t-elle d'un ton charmeur.
- Quand tu veux. J'habite un appart à Lille pour les trois prochain mois, t'es la bienvenue".
EM
all my fucking life,
one day on the top,
the other one on the floor...
What can I do ?
When I fall in love,
I become stupid.
I'm losing myself,
as a fool
just for a girl.
I'm the doubting man,
I seem to be the king,
so cold and proud.
who could believe
what I really am ?"
Ali fredonnait sa nouvelle chanson blues, en roulant en direction de Lille. Les paroles de L'homme qui doute reflétaient exactement sa manière d'être au monde. Il pouvait se sentir parfaitement bien pendant des jours, puis sombrer en une heure dans un gouffre de doutes insondables, d'où personne ne pouvait le tirer. Il s'y mettait tout seul, la plupart du temps, semblant trouver normal de se sentir si faible et perdu. Il avait eu l'occasion de constater que tous les humains qu'il côtoyait n'étaient pas forcément ainsi, ça l'épatait toujours beaucoup.
Plus il roulait, moins il se sentait d'appeler Simone pour lui dire qu'il était dans sa ville. "Si ça se trouve, elle n'y est même plus", songeait-il.
Et puis, en un éclair, il sentit que son envie était l'aventure, et de retourner dans cette ville si animée qu'était la capitale du nord, là où il avait connu ses 1ers succès de musicien. Il eut l'idée d'appeler Jim, le propriétaire de la péniche qui les avait programmé le mois précédant, avec qui il avait vaguement sympathisé. Jim sembla enchanté d'entendre la voix d'Ali, et lui proposa de le rejoindre le soir-même sur la péniche.
Aussitôt arrivé, Ali se dégota une chambre dans une pension sympa du centre-ville, et se rendit sur la péniche concert.
Il passa une soirée plutôt agréable, en compagnie de Jim et de ses amis, et très vite, un deal se conclut entre eux :
" - Moi, je sais reconnaître un grand musicien, mon pote, et toi, tu joues comme un dieu. Alors je te laisse pas filer... Tu me fais les jeudi soirs ici... On va dire pour les trois prochains mois, pour commencer..."
Ali accepta, non sans négocier un logement. Jim possédait quelques immeubles en ville, qu'il louait à des bureaux et des particuliers, et lui proposa un petit meublé qu'il ne voulait pas louer, car pas tout à fait remis aux normes.
- Parfait", lui répondit Ali pour sceller le pacte.
Après quelques bières, deux ou trois conquêtes féminines au bar, qui ne l'intéressaient pas, Ali n'y tint plus, il composa le numéro de Simone sur son portable.
" - Ali, c'est toi ?
- Salut Simone, j'ai essayé de te joindre...
- Où es-tu ?
- Là, je suis sur la péniche, à Lille. Et toi ?
- A Paris.
- Ah oui ?
- Oui, espèce d'idiot, Rémy Bertrand, ça te dit rien ? Putain ! "
Il fallut bien cinq minutes à Ali avant de remettre ses idées en place. Rémy Bertrand, le producteur de Label Jazz Production, qui les avait repéré dans cette même péniche, où il se trouvait ce soir...
" - Simone, désolé, j'avais oublié... En fait, de cette nuit là, je ne me souviens que de toi... Je veux dire... que de nous, enfin de tes lèvres... heu... de toi..."
Simone éclata de rire. Un long silence s'installa. Chacun s'écoutait respirer.
"- J'ai envie de toi, Ali. Je t'ai laissé des messages, pour te prévenir du rendez-vous. Et puis, n'ayant pas de réponse, sauvage comme tu es, j'ai pensé que j'étais rien pour toi, juste une passade... et que tu te foutais du rendez-vous avec la boîte de prod..."
Simone lui apprit que Rémy souhaitait les produire, elle, Xavier et lui, et qu'il leur avait adjoint un percussionniste talentueux. Ali avait fortement intérêt à se rendre au plus tôt chez Label Jazz Prod afin de valider tous les accords oraux. Il promit à Simone qu'il appellerait Rémy dès le lendemain.
"- Et moi, tu me rappelles quand ? demanda-t-elle d'un ton charmeur.
- Quand tu veux. J'habite un appart à Lille pour les trois prochain mois, t'es la bienvenue".
EM
dimanche 29 décembre 2013
L'HISTOIRE D'ALI (Part.23)
Ses guitares chargées à l'arrière de sa voiture, des vêtements entassés dans deux grands sacs, quelques bouquins, Ali prit la route. Il se mit au volant et commença à conduire jusqu'à l'entrée de l'autoroute : nord ou sud ? Il n'avait pas de plan, et aucune envie de réfléchir. Il avait assez sur son compte pour faire le plein jusqu'à plus soif, et deux bras bien assez bons pour faire ce qu'il voulait. Il avait envie de soleil... mais la pensée de Simone et son monde magique de musique l'attirait fortement. Partir, oui, mais pour aller où ? Pour faire quoi ?
Il s'arrêta à la station service, s'alluma une cigarette, et lorsque le pompiste s'approcha de lui, et lui lança : "Vous perdez le nord, mon jeune ami ? "
Ali, perdu dans sa réflexion, sursauta : "Hein ?"
"On fume pas si prêt des pompes ! "
Ali écrasa sa cigarette et répéta : "Ouais, j'avais perdu le nord, mais là j'y retourne, justement.."
Le pompiste ne répondit rien, puis lui lança très fort, alors qu'Ali avait déjà démarré : " Bon voyage, alors !"
Fort de ce présage digne de la Pythie, il se lança sur l'A7 direction Paris, avec l'enthousiasme et la fougue de Thelma et Louise, les bavardages en moins. Il s'arrêta dans le centre de Dijon, pour prendre un café et entra dans la cathédrale médiévale du centre. Les gargouilles le surplombaient, il n'en voyait que le dessous. Leurs têtes monstrueuses et amusantes se décollaient sur le ciel blanc typiquement dijonnais. Ville froide, heureusement que tu as la moutarde pour te rattraper, songea Ali.
Il reprit le volant et en passant devant la Vapeur, sa salle de concert fétiche, il pensa qu'il y jouerait sans doute un jour.
Il arriva à Paris en fin d'après-midi et appela son cousin Akim, un des seuls avec qu'il avait encore des rapports. Ils se voyaient très peu, mais Ali savait qu'il pouvait compter sur lui sans problème. D'ailleurs, Akim décrocha tout de suite, et sembla ravi d'entendre la voix de son cousin. Il se rendit donc dans le 93, et grimpa les 8 étages de la tour B du bâtiment où logeait son cousin, sa femme et leurs deux enfants. Quand il entra dans l'appartement d'Akim, il sentit en une seconde l'atmosphère étriquée qui y régnait, et en même temps si modestement familière : une TV écran géant trônait au centre du salon, la console vidéo branchée dessus, une table basse ronde marocaine en métal ornée d'un service à thé, une grande table en verre et fer forgé, et un coucher de soleil encadré au mur. Voilà la vie de son cousin. Ali était content d'être passé au débotté, sans y avoir réfléchi, sinon il ne serait jamais venu. Ils avaient été comme des frères, petits, et même s'ils avaient chacun évolué très différemment, ils pouvaient rester une heure en silence sur la canapé à siroter leur thé à la menthe, préparé par Latiffa. Akim voulut le retenir quelques jours, mais Ali n'eut qu'à dire : "Je dois aller chercher ma future femme", pour stopper toute question. Akim ne sembla rien avoir à répondre à cela.
En reprenant le volant, Ali éclata de rire : "charmouta, qu'est-ce qu'il faut pas raconter, quand même ?! Aller chercher ma femme ? Au secours ! Mais pourquoi j'ai été raconté ça ? Héhéhéhé, en même temps, il ne m'a pas emmerdé après... Simone, bouge pas, j'ai la bague, j'arrive, hamdoulilah ! "
Il se sentait d'humeur joyeuse, et n'avait aucune idée d'où pouvait bien être Simone. Leurs contacts n'avaient pas été très fructueux depuis qu'ils avaient passé une nuit ensemble, le hasard semblant décidé à ne pas les mettre en lien. Il avait essayé de la joindre une fois, mais elle n'avait pas répondu, et il s'était soudain senti très con en entendant son message de répondeur, et plus du tout sûr de ce qu'il voulait avec elle. Et puis elle ne semblait pas l'avoir rappelé non plus. Il avait simplement envie d'aventure, de l'opposé de sa petite vie rangée et conventionnelle d'agent d'assurance raté chez ses désaxés d'Axa, de sa place de fils oublié dans sa famille rassie et aigrie, d'être enfin quelqu'un, juste quelqu'un qui vit vraiment sa vie. Être sur les routes, comme dans ces road movies qu'il affectionnait tant avec le vieux... Ils aimaient se mettre le dimanche soir devant le film de la 1 ou la 2, et se délectaient des westerns et des road movies. Bagdad Café, Paris Texas, Easy Rider... Un brin de désespoir, de mélancolie, l'oeil sombre mais où se reflétait l'amour cru de la vie, de la musique, un amour inespéré qui termine mal : le parfait cocktail pour se sentir vivant ! songea Ali en inspirant à plein nez l'air par la fenêtre ouverte. Tous ces cons qui prennent l'avion perdent quelque chose ! Rien ne vaut la liberté de conduire sa voiture et de s'arrêter où bon te semble.
Il passa la journée à Paris, et se retrouva sous la Tour Eiffel sans même comprendre pourquoi. Avec tous les japonais autour, il se sentit un peu hors de France, mais quand il se tourna vers Elle, Elle l'écrasa de sa majesté. C'était la 1ère fois qu'il la voyait en vrai : "C'est con ces choses, quand tu les vois à la TV. En vrai, ça a de la gueule, comme une présence". Il se sentit transporté, une impression d'être là. Ici. C'était lui, là, Ali. Un peu d'ici, un peu d'ailleurs, un peu ovni, très humain finalement, pas franchement reconnu comme tel par ses pairs, qu'importe maintenant, il touchait la Tour Eiffel, effet talisman contre le mauvais oeil : à nous deux le Nord !
EM
vendredi 29 novembre 2013
L'HISTOIRE D'ALI (Part.22)
Le lundi matin, il mit sa veste et sa chemise, monta dans sa voiture : conduite automatique direction le travail. Arrivé devant les locaux de l'assureur, Ali se dit qu'il n'était plus du tout dans l'axe, sans mauvais jeu de mot. Il se vit dans le reflet de la vitre et ne se reconnut pas.
Il remonta dans sa voiture, passa prendre des affaires chez lui ainsi que sa guitare. Il s'arrêta devant l'appartement familial. "Chez toi Youssef, comme tu me le répétais, songea-t-il. Pas chez moi."
Il monta jusque devant la porte d'entrée, et huma l'air du couloir. Ce vieil air vicié, chargé de tous les souvenirs qui l'encombraient. Une odeur de cave moisie, mélangée aux épices du ras el hanout et de l'ascenseur, qui resterait familière à Ali pour l'éternité. Familière, proche, connue, mais pas forcément reliée à la joie. Que c'était difficile pour lui, d'accepter que ce qu'il connaissait le mieux, que ce qu'il avait cru toute sa vie son seul lot possible, soit en fait une part de ténèbres malheureuse, qu'il avait soudain envie d'effacer ! Que c'était compliqué d'arrêter le sentimentalisme crétin qui le poussait à s'apitoyer sur le sort de sa pauvre mère et sur le destin tragique de son père ! Il en avait assez de cette nostalgie qu'il traînait avec ses guêtres depuis son enfance. Marre de ces fantômes accrochés à ses basques qui l'empêchaient de respirer librement.
"OK, cette cage d'escalier pue. Tout simplement. Elle a abrité mon enfance, mon adolescence. C'est ainsi. Je ne vais pas y croupir plus longtemps. Qui me retient ici, si ce n'est des souvenirs ? La voisine, Mme Ramoux ? Elle est sympa, mais je vais pas faire ma vie avec elle... L'appartement ? La chambre de maman ? Ses affaires ? Le père ? Lui parler juste parce que c'est mon père et que je lui dois le respect ? Alors qu'il me traite comme un chien ? Y a un moment, tendre l'autre joue, c'est aussi savoir partir et arrêter le désespoir, non ?!"
S'il y avait bien une chose que Simone et la musique lui avait apprises, c'est que le sens de la vie même était beaucoup plus simple que ce qu'il croyait depuis des lustres. Que s'emmerder la vie avec un boulot auquel on ne croit pas, se culpabiliser pour un oui ou pour un non, se sentir rejeté par sa famille, ce n'était pas là le vrai sens de la vie. On lui avait pourtant répété depuis petit que "la vie c'est pas du gâteau, et que va falloir en baver, mon p'tit gars". Il avait juste envie de se retourner vers ses parents et de leur dire : "Hé, c'est pas si grave, la vie. Regardez moi : tout va bien ! Détendez-vous ! Oui, même avec des impôts à payer, un alzheimer, les charges de copropriété, le bruit de l'autoroute au loin, le brouillard en hiver, l'augmentation du fioul, oui, même avec tout ça, la vie vaut la peine d'être vécue ! Car en fait, tout ça, ce n'est pas vraiment la vie ! Regardez autour de vous ! Ouvrez les yeux ! Mais surtout : détendez-vous ! Marrez-vous ! Prenez du plaisir !"
Ali se dit que ses parents ne l'avaient jamais vraiment laissé prendre du plaisir. Ils avaient coupé en lui sa spontanéité, sa créativité : sa joie de vivre, tout simplement. A force d'être brimé, il avait fini par se taire, par entrer dans l'étroit moule qu'on lui proposait, le seul dans lequel il pouvait se couler pour survivre, pour prendre la seule forme qui ferait que ses parents le toléreraient sous leur toit.
"ça doit être ça aussi, le sens de ma vie. En passer par tout ça.
Je regrette rien", articula-t-il en posant un baiser sur la porte avec sa main droite, puis il tourna les talons.
Adieu Châlon. I'm gone.
HEM
jeudi 21 novembre 2013
L'HISTOIRE D'ALI (Part.21)
En se réveillant aux côtés de Simone, Ali n'en cru pas ses yeux. Il avait l'impression d'avoir tout gagné en si peu de temps !
C'est en allant à pied à la gare que les choses anciennes l'assaillirent. Plus il marchait à travers les rues de Lille, plus une colère inextinguible montait en lui. Il était le premier surpris, car il avait passé un merveilleux week end, plein de promesses amoureuses et artistiques, et rentrait chez lui satisfait. Non, c'était autre chose. Quelque chose de plus fort et profond, qui lui vrillait les tripes. D'où lui venait cette énergie soudaine ? Il aurait pu marcher des centaines de kilomètres. Il aimait Simone et se savait prêt à prendre le risque de souffrir, cela en valait la peine. Il n'avait aucune peur. D'où lui venait ce sentiment de puissance ? Pour une des premières fois de sa vie, il sentait qu'il avait sa vie en main... alors pourquoi cette révolte qui sourdait en lui ?
Il avait envie de hurler. Putaiiiiiiiiiiiiiiiiiinnnnnnnnnnn ! Il avait mis un bon vieil ACDC sur son Ipod, et sentait une joie immense mêlée à de la fureur l'envahir, en route for Highway to Hell !
Et TOUT ressurgit. TOUT prit sens de son enfance et adolescence, de ce qu'il avait vécu et subit en fermant sa gueule. Toute sa vie il avait fait profil bas, et là, maintenant qu'il vivait pour lui, il ne pouvait tolérer que cela reste impuni, ou non révélé.
Humilié toute sa vie par un père tenant plus du tirant domestique que du papa gâteau, couvert par une épouse dévouée, sous sa coupe; vers qui Ali aurait-il pu se tourner ? Pas de vagues était le leitmotiv, jusqu'à faire semblant d'être un petit garçon heureux et normal, jusqu'à couvrir les brimades permanentes, les bleus à l'âme bien plus douloureux que ceux du corps.
"J'ai des raisons légitimes de lui en vouloir, à ce Youssef. En tant que père, il a été plutôt misérable, et non-content de ne pas me donner d'affection, il s'est employé à me pourrir la vie. Il n'aurait pas supporté que sa descendance s'éclate plus que lui."
"J'ai des raisons légitimes de lui en vouloir, à ce Youssef. En tant que père, il a été plutôt misérable, et non-content de ne pas me donner d'affection, il s'est employé à me pourrir la vie. Il n'aurait pas supporté que sa descendance s'éclate plus que lui."
Ali avait l'impression de ressentir enfin pour ce père la haine méritée, celle que l'on ressent envers ceux qui nous ont tenté de nous détruire. Ali avait du mal à réaliser que c'était aussi simple que cela. En tant que père, Youssef avait été exécrable, et il n'y avait rien à ajouter. ça ne faisait pas de lui quelqu'un de foncièrement mauvais, juste quelqu'un qui avait mal agi, et cela impunément. Cela allait changer. Pourquoi vouloir enjoliver les choses ? Pourquoi et pour qui ? Pour protéger qui, si ce n'est le coupable ?
"Ma mère ne m'a jamais vraiment protégé, mais petit, c'est la seule qui m'accordait un peu de temps, alors c'est sans doute pour ça que je me suis attaché maladivement à elle. Un petit crève sans ses parents, c'est leur putain de rôle ! J'avais pas à me sentir redevable et reconnaissant de la moindre miette d'attention qu'ils me donnaient !" La colère le submergeait par vagues, et il se laissait emporter, il voulait aller jusqu'au fond. Savoir ce qu'il y avait au fond. Herbie Hancock succéda au hard rock, et le rythme de la funk prodigieuse de Man-Child se déversèrent dans son coeur. Trop bon, pensa-t-il.
Il se sentait dédouané du devoir de reconnaissance envers ses parents, celui que la religion prône. "Je crois que j'attendais encore une complicité avec lui, un peu d'amour. Mais putain Ali, ouvre les yeux ! ça viendra jamais ! Pourquoi t'escrimer à être comme Youssef voudrait que tu sois ? Tu seras jamais "convenable", ton "attitude", comme il dit, sera toujours la mauvaise ! T'as tout tenté avec lui..."
Ali avait tant essayé de communiquer avec son père. Il aurait tant aimé, comme les autres garçons, partager quelques trucs avec son père. Ne serait-ce qu'un bonjour, quand il rentrait de l'école, plutôt que d'être ignoré, jusqu'à être surpris un jour, quand le voisin lui serra la main. Ali avait failli lui demander : "Mais vous me voyez ? J"existe alors !"
Ali comprit ce matin là, réchauffé en marchant sous la pluie, que le problème ne venait pas de lui. Simple constat qui prenait pour le jeune homme de 25 ans l'aspect d'une révélation vitale. Non, il n'avait pas été la cause de ce désamour et cette humiliation constante de la part de son père. C'était la responsabilité de Youssef et sa femme, ça n'avait jamais été celle d'Ali. "Moi, je n'aurais rien pu changer à leur façon de voir la vie et de gérer toutes leurs casseroles. D'ailleurs, à croire que mon père a pensé que mon rôle sur terre était d'être un déversoir à rancoeur et qu'il pouvait se soulager sur moi autant qu'il le voulait. Putain, c'est cool d'avoir un petit gars sans défense que tu peux brimer et martyriser autant que tu veux, ça t'a fait du bien, connard ? Tu t'es senti puissant ?" lança Ali à haute voix, shootant dans une canette sur le trottoir, faisant sursauter une passante devant lui.
Ali continua d'un bon pas en direction de la gare, plus très loin.
Il pensa à toutes les fois où il avait essayé de communiquer son désarroi autour de lui. Mais son père était intelligent, et avait le culte de l'apparence. Il savait parfaitement manipuler les gens autour de lui, afin de ne jamais laisser transparaître devant témoin de sa manière d'être dans l'intimité de leur grand appartement. Jamais il n'aurait frappé ses enfants et sa femme en public. Par contre, aller répandre dans la famille que son fils avait des troubles mentaux et qu'il était victime de son mauvais fils, ça avait longtemps été sa défense, et causé bien du tort à Ali. Maintenant il s'en fichait éperdument. "Si les gens sont assez cons pour croire le bourreau, ça les regarde. Il est plus fort que la victime, les gens ont peur de lui. Mais c'est fini maintenant, je ne suis plus la victime. Ce monde là disparaît, en tout cas je le souhaite. Je vis ma vie, il vit la sienne."
Quand il arriva sur la quai du TGV, il sentit des mains se poser sur ses yeux et se retourna. Simone était devant lui, un grand sourire éclairant son visage.
"- Alors ? On part comme un voleur ?
- Mais je ne voulais pas te réveiller. Je t'ai laissé un mot...
- Encore heureux ! J'ai pris un taxi, j'avais envie de te dire au revoir... le plus beau gars de Lille qui s'en irait sans me dire au revoir ?
Il la prit dans ses bras et la serra longtemps, longtemps, longtemps... Il avait encore les palpitations de son coeur ancrés dans le sien quand il s'assit sur son siège.
EM
mardi 19 novembre 2013
L'HISTOIRE D'ALI (Part 20)
"Mais putain, de quoi ai-je peur, bordel ?"se demandait Ali en tournant en rond devant la chambre de Simone. ils étaient descendus dans un hôtel du centre de Lille, et à 4h du matin, ils étaient tous allés se coucher.
Il se doutait vaguement que Xavier était dans la chambre avec Simone, mais ce n'était qu'une supposition. "Enfin, je suppose qu'après s'être embrassés, ils doivent pas jouer au Scrabble. En même temps, ils se connaissent depuis longtemps, ça ne veut rien dire... Elle me plaît, ou quoi ? Putain, nan, elle est quand même trop spéciale, cette meuf... Je me lancerais dans des galères avec elle, ça serait n'importe quoi... Allez, je vais me coucher. Au même moment, il entendit un bruit derrière la porte, et se recula de quelques mètres, dans le renfoncement du couloir. Simone ouvrit la porte et sortit en chemise de nuit, son paquet de cigarettes à la main. Elle leva les yeux et l'aperçut :
"Putain, Ali, qu'est-ce que tu fous là ? Quelle peur tu m'as faite !
- désolé. En fait, ça fait un petit moment que je suis devant ta porte, j'avais envie de te voir.
- Hein ? ça va ?
- Ecoute, c'est sans doute complètement con, mais... je crois que tu me plais.
- Ce soir ? comme ça ?
- Exactement.
Simone se mit à sourire. Il ne savait pas comment interpréter cela, alors sans réfléchir, il s'avança et la prit dans ses bras.
- Attention, je vais t'embrasser... t'es prête ?
Elle éclata de rire et nicha son visage dans le cou d'Ali.
- Laisse moi cinq minutes, tu me prends vraiment de court...
Il lui caressa les cheveux tendrement... et quand elle leva le visage vers lui, ils s'embrassèrent. Elle oublia sa cigarette et ils retournèrent dans sa chambre à elle.
Se connaissant finalement assez peu, il fut touché par la douceur de sa peau, et elle, par la dextérité de son amant. C'est ceux qui se vantent le moins qui sont les meilleurs amants, pensa-t-elle, ça confirme ma théorie.
AIM
samedi 26 octobre 2013
L'HISTOIRE D'ALI (Part.19)
Deux semaines passèrent, durant lesquelles Ali répéta la chanson en anglais que Simone leur avait envoyé. Ali devait chanter sur les "I don't know", un ton au-dessus d'elle, et quand il rejoint Simone et Xavier pour leur dernier concert dans le Nord, la balance fut exécrable.
To speak your truth's
what U have to do.
To know yourself
Helps to live better
I don't know
who U are.
Give me more
open your heart.
Our souls
match perfectly.
why not
go on deeply ?
I don't know
I never did.
U know me
not completely
If U could
start with a smile
All your life
will be so nice
I don't know
who I am
But I want to
take a chance
So poor my love
that never breathe,
remember me,
we are soulmates
I know that :
Love is in the air.
"Franchement, si je peux speak my truth, leur lâcha-t-elle, notre morceau est nul ce soir. " Ils allèrent boire un verre avant le concert, et la gaieté revint doucement. Ils n'avaient pas envie d'arrêter de jouer ensemble, et même si aucun ne l'évoquait, l'idée de terminer ce soir les angoissait. Ils espéraient tous donner le meilleur d'eux-même pour cet ultime concert.
Les premières chansons furent un peu tièdes, comme manquant d'entrain, puis soudainement, comme si une force commune les unissait, ils se mirent au diapason, et les impros furent brillantes. Inspirées. Ils terminèrent par Speak the truth, et la salle leur fit un petit triomphe (somme toute relatif si l'on considère qu'il s'agissait d'une péniche et non d'un zénith). Au moment où ils allèrent se poser sur les banquettes qui leur étaient réservées pour boire et manger, un homme s'assit en face d'eux.
" Rémi Bertrand. Je produis des groupes de jazz. J'ai été bluffé ce soir. J'aime votre univers. Simone, j'aimerais vous voir dès que possible à mon bureau avec vos démos".
Ils se regardèrent tous trois fort surpris.
" Pfff, n'importe quoi ! C'est vrai, ça, que vous êtes producteur ? lui demanda-t-elle d'un air mutin
- Aussi vrai que ma maison de disque s'appelle Label Jazz Production, et que nous allons vous signer si vous répondez à nos exigences studio".
Ils discutèrent jusqu'à tard dans la nuit, car Xavier avait plusieurs titres sur son MP3, et le producteur avait l'air enthousiaste. Il leur donna un RDV pour la semaine suivante à Paris.
Tous les trois fêtèrent la nouvelle inattendue toute la nuit au Champagne, Simone répétant à chaque fois qu'elle trinquait : " Quand ça sera signé, là oui, on pourra se réjouir totalement !"
En attendant, ils étaient heureux rien, que d'avoir eu un retour positif par un professionnel, et comptaient bien profiter de l'occasion pour se réjouir. Ali vit Xavier embrasser Simone, alors qu'ils dansaient. Il ressentit un léger pincement au coeur, se demandant bien pourquoi.
EM
vendredi 11 octobre 2013
L'HISTOIRE D'ALI (Part.18)
Le lundi, Ali s'installa à son bureau avec un peu de retard. Son collègue immédiat, Jean-Pierre, le dévisagea avec insistance, en soupirant. Ali se dit qu'il était fatigué, sans doute. Quand ils se levèrent pour aller à la réunion du lundi matin, Ali vit bien les gestes exaspérés de son collègue pour se saisir des dossiers sur son bureau. Une fois installés, Jean-Pierre lâcha devant les quatre autres collaborateurs : "On a des choses à se dire, ce matin, et notamment sur Ali".
Celui-ci en prit pour son grade. Son attitude était soit disant irrespectueuse, disait Jean-Pierre, et à chaque fois qu'Ali tentait de répondre, ce dernier lui lâchait : "Apprends à écouter." Au final, la réunion dura deux heures, et les seules choses concrètes qui furent reprochées à Ali furent d'avoir laissé les dossiers en cours dans son casier plutôt que sur le bureau. "La grande affaire, bande de crétins", se répétait-il en se mordant les lèvres.
Après cette journée aussi ridicule que pénible, Ali arriva chez lui au moment où son téléphone sonnait. C'était son père, il laissa tourner le répondeur. "C'est la 3ème fois que j'appelle, t'es jamais là ou quoi ?! Tu pourrais quand même me rappeler, je suis ton père je te rappelle."
Ali s'écroula sur le canapé. "Vive la technologie" songea-t-il en scrutant le répondeur. "En même temps, si je n'avais pas de téléphone, je n'aurais pas ces emmerdements. Le versant négatif de la technologie contient en germe sa solution. La vie est bien faite."
Il avait reçu un mail dans l'après-midi de Simone, annulant le concert du WE prochain, pour cause d'incident technique dans la salle en question. "Y'a des jours où tout merde... " Il se redressa et décida de travailler la mélodie qu'il avait composé dans le train, et d'ajuster les paroles. Sa voie était ténue. Il n'avait jamais chanté. Grand dieu, il bafouillait, se grattait la gorge, et se sentait plus Etienne Daho enroué en train de muer que Pavarotti. Mais après une bière, quelques cigarettes, et deux heures de dérouillage des doigts et de la voix, il se surprit à prendre un plaisir inouï. Presque autant que sur scène, c'était dire ! Il décida de jouer tous les jours de la semaine. Il envoya même un message à Christophe, son ancien professeur de guitare, où se sentant en verve, il lui annonça qu'il préparait des titres pour un album. Rien que ça, songea-t-il en souriant. Et puis merde, et pourquoi pas, après tout ? Qu'est ce que ça change, que je m'éclate ? ça enlève quelque chose à quelqu'un ? Nan. Moi, ça m'apporte beaucoup, et puis peut-être que ça peut apporter quelque chose à d'autres, qui sait ?!
Il sourit en recevant la réponse de Christophe : " RDV jeudi pour une répèt' ensemble". Aussi simple que ça. Journée de merde qui finit bien, pensa-t-il en se glissant dans son lit, prêt à sombrer dans un sommeil réparateur. Apaisé. Sans doutes et questions.... de toute façon, il dormait déjà du sommeil du juste...
EM
mercredi 9 octobre 2013
L'HISTOIRE D'ALI (Part.17)
Il avait encore une heure avant d'arriver à Lille. Il aimait ces longs trajets en train, où il n'avait rien d'autre à faire que de penser, de regarder le paysage, et d'être immobile. Immobile en mouvement, pensa-t-il : le comble du paradoxe. Etre transporté. Se laisser transporter.
Il songea qu'il parlait peu avec Simone, elle lui semblait un peu trop brute de décoffrage, un peu trop spontanée et décidée. Sa folie créative lui faisait peur, elle ne semblait avoir peur de rien, et surtout pas du ridicule. Ali n'avait jamais osé être ainsi, et il l'enviait. Elle paraissait si sûre d'elle. Quand elle n'aimait pas quelque chose, elle le disait. "ça coûte rien de d'mander" était un titre d'une de ses chansons, sur un air cabaret, qui résumait bien sa façon d'être, pour Ali. Elle l'inspirait, finalement, et il n'y avait bien qu'entre extra terrestres qu'ils pouvaient se comprendre. Ali réalisait qu'il n'avait jamais été compris par son milieu, et que ça avait été sa norme, depuis longtemps. Alors il s'était habitué aux rebuffades de toutes sortes, sans penser une seconde qu'une autre voie était possible. Comment envisager quelque chose, quand on ne connait pas cette chose en question ? A Châlon, entre les ordres de son père et la docilité de sa mère fantôme, les coups de son frère et les moqueries de ses camarades quand ils le voyait avec son étui à guitare alors qu'eux ne juraient que par la play-station, Ali avait grandi en passant entre les balles. Il s'était adapté un peu à tout et à tous, cherchant juste à survivre et à manger, sans demander rien de plus. Un peu de joie et de rigolades, sans nul doute il en avait eu, de brefs instants de liberté volée, qui lui avait parue magnifique. Il ne s'était jamais plaint, comme beaucoup de victimes, de faibles, appartenant à la majorité silencieuse, de celles des bons et des justes, qui ne sauraient nuire même à une araignée. Il en avait juste assez de se nuire à lui-même en n'empruntant pas la voie qui lui était destinée. Il la connaissait au fond de lui, cette voie. Il savait mieux que quiconque ce qui le rendait vivant. Mieux que la conseillère d'orientation au lycée, qui l'avait dirigé vers ce BTS, qui l'avait mené chez cet assureur au nom de guerrier grec (ou de déodorant pour homme bon marché, se plaisait-il à penser).
Il se mit à griffonner quelques paroles qui lui vinrent à l'esprit, en fredonnant une mélodie.
Moi j'assure, y'a pas de lézard
Avec moi, aucun souci
Rien n'est laissé au hasard
C'est l'agent qui vous le dit
REFRAIN
Agent... d'assurance
Assurer, c'est mon métier
Agent... d'assurance
J'assure même sans y penser
Je rassure, c'est mon métier,
Pas de défaillance à dénoter
Les bijoux, les biens de famille
Les voitures, et même les vieilles guenilles
Tout est bon, à assurer
Faut rien laisser de côté
L'argenterie de belle maman
Sans oublier ses diamants
REFRAIN
Les tableaux, mais pas les faux
Même votre vie, je vous le dis
Assurez-la, on sait jamais
La mort est si vite arrivée
Il s'arrêta car le train venait de stopper : il était arrivé. Il sauta sur le quai et se dirigea vers le hall. Une tête blonde coiffée d'un béret vert pomme lui sauta dessus : "Surprise !" lui jeta Simone, avant de lui prendre le bras et de l'emmener vers le camion.
" Ce soir, c'est spécial, on joue dans une salle un peu plus grande, et comme on n'a peu de temps pour la balance, on s'y rend de suite et après, on va trinquer !
- Super", répondit Ali, abasourdi par la tornade qui s'abattait sur lui. Il se sentait si heureux qu'il n'osait trop se réjouir. C'était peut-être un rêve, la claque allait arriver à un moment ou à un autre, la vie n'était jamais aussi sympa.
Ils firent la balance tous les trois, avec Xavier le contre bassiste, et quand ils furent bien calés, ils se rendirent dans le bar attenant. Xavier commanda une bouteille de Champagne : "C'est l'anniversaire de Madame, ce soir !" lança-t-il en ouvrant la bouteille. Simone fêtait ses 31 printemps. Ali se sentit désolé de ne pas avoir été au courant, et se rendit chez le fleuriste plus haut dans la rue, d'où il revint avec un bouquet de roses. Sa galanterie était toute naturelle, et Simone apprécia le geste. "C'est ton jour, Simone, tu as le droit de faire trois voeux", lui dit-il. Elle sembla encore plus contente de ce cadeau-là. "Tu promets qu'ils vont se réaliser ? lui demanda-t-elle. "Je te l'ASSURE ! et je suis assureur, je te le rappelle." La soirée commença dans les rires, et la douce euphorie du Champagne les gagnant, leur concert fut le meilleur depuis leurs débuts ensemble. La connexion passait divinement entre eux ce soir-là, les solos d'impro coulaient avec grâce, et Simone fut plus radieuse que jamais, la voix mutine et les commentaires hilarants.
Le concert se termina sur un Happy Birthday, en guise de dernière chanson, que le public reprit avec chaleur.
Ali se coucha avec un sourire de roi, les pieds posés sur l'étui de sa guitare fétiche. Satisfait.
EM
lundi 23 septembre 2013
L'HISTOIRE D'ALI (Part.16)
Vendredi soir. TGV, voiture 16.
"Ce que les autres te reprochent, cultive-le, c'est toi", lut Ali sur le calendrier posé sur le comptoir. C'était une citation de Jean Cocteau.
"Il n'a pas dit que des conneries, ce bon vieux pédéraste..." songea Ali, en payant sa bouteille d'eau au wagon bar.
Ali se sentait important, dans ce train en direction de Lille. Il se savait attendu par le groupe, et rien que cette idée l'enchantait. C'est précieux, d'être attendu. De se sentir utile, aussi. Finalement, se sentir utile, c'est aussi faire ce qu'on aime faire, car ce qu'on aime faire, on le fait bien. Ali se forçait de plus en plus dans sa boîte d'assurances, et il se faisait souvent reprendre par son responsable. " Moins performant, ce mois-ci", lui avait-il asséné. Ce qui n'avait même pas fait ciller le jeune homme. Il s'en contre fichait éperdument. Pourtant, Ali n'aimait pas déplaire et déranger. Il avait l'habitude de passer inaperçu. La discrétion faite homme. Long profil acéré, yeux bruns, cheveux sombres, teint doucement hâlé, mince, musclé, mais rien d'ostentatoire. Il ne comprenait jamais pourquoi il plaisait à certaines filles. Il se disait toujours qu'elles allaient s'apercevoir de la supercherie au bout de quelques jours, voir quelques heures.
Au travail, il se demandait comment Brice, son "chef", pouvait une seconde croire aux "produits" qu'il vendait. "On vend la sécurité, Ali, ne l'oublie jamais. Et la sécurité de ses proches et de ses biens n'a pas de prix." Ali avait beau essayer, il n'y croyait pas. Pour ce qu'il s'en fichait de savoir que l'appartement qu'il louait était assuré contre les sinistres, que sa voiture était "tous risques", que sa franchise pare-brise était peu élevée... A force de ne parler que de ça toute la journée, de tenter de convaincre des clients heure après heure qu'il était utile, voire nécessaire d'assurer la moindre parcelle de sa vie, afin d'en éliminer l'imprévu, il finissait pas tomber dans l'absurde. "Comme si l'on contrôlait tout ! se retenait-il souvent de leur dire. Laissez la vie faire son oeuvre ! Ce n'est pas parce que vous avez la meilleure assurance santé du pays que vous ne mourrez pas !" Ali pensait que dans ce monde aseptisé, que l'on se figurait maîtriser à merveille, leurs coûteuses assurances étaient bien vaines, mais fort lucratives !
Il avait hâte d'arriver et de jouer de la guitare. Il avait l'impression de se retenir de respirer toute la semaine, et de prendre une grande bouffée d'oxygène le week end.
Il se demanda ce que les autres lui reprochaient. Quels défauts lui reprochait-on souvent ? D'être silencieux, dans la lune, défaitiste ? Branleur ? Terne ? Non ! Pouvait-on reprocher à quelqu'un son manque d'éclat ?! Sérieusement ! Ce que les autres vous reprochent, c'est ce qui les irritent, ce contre quoi ils luttent insidieusement... ou alors ce qui leur fait envie sans se l'avouer. "Tu es bien excité, aujourd'hui, lui avait lancé Elise, la secrétaire, avec son air sardonique, quand il était venu faire ses photocopies en chantonnant, le matin-même. En fait, Ali eut de la peine à se remémorer ce que ses proches ou collègues ou copines lui reprochaient. Non pas qu'il soit parfait ! En fait, il n'avait besoin de personne pour se critiquer, il était son pire ennemi. "Drôle de constat, songea-t-il en laissant son regard dériver sur le paysage plat. Il serait peut-être temps de m'apprécier comme je suis..." Il tapota le boîtier de sa guitare du bout des doigts avec petit air satisfait... Une fois n'est pas coutume !
lundi 16 septembre 2013
L'HISTOIRE D'ALI (Part.15)
Le lundi matin, après une nuit éprouvante et un réveil aux aurores, où il se dit qu'il avait raté sa vie, Ali commençait à retrouver sa raison en buvant un bon café. Il s'inquiétait beaucoup pour son avenir, et n'arrivait pas à se projeter positivement. Il se demandait pourquoi il allait à ce travail, même pas bien payé, qui lui permettait certes de payer son loyer et sa voiture, mais le maintenait prisonnier également. Il sentait qu'il ne pouvait compter que sur lui, quoiqu'il entreprenne. Il n'avait pas d'économies devant lui, et sa mère en mourant ne lui avait pas laissé grand chose. Le notaire leur avait bien dit, à son frère et à lui, qu'ils étaient propriétaires de l'appartement, mais son père habitait dedans, et ce probablement jusqu'à sa mort, en répétant que c'était chez lui à qui voulait l'entendre, comme si cela avait été contesté. Ali ne comprenait pas bien son attitude, mais se disait qu'il devait avoir peur d'être mis à la porte pour agir ainsi. Le patrimoine n'est-ce pas quelque chose que l'on se transmet, par définition ? On aurait dit que Youssef se faisait une joie de voir ses fils trimer, en baver dans la vie, et que les voir heureux l'excédait au plus haut point.
Depuis l'enterrement, Ali n'avait guère remit les pieds dans ce lieu, hanté de mauvais souvenirs. Il aurait aimé pouvoir y rester tranquillement de temps à autre, afin de boire un café avec Youssef, mais la réalité le rattrapait toujours : il se faisait agresser par le vieux en moins de deux. Youssef avait appris par la fille d'une voisine qu'Ali avait donné quelques concerts, mais il n'en laissa rien voir à Ali, se gardant bien d'évoquer le sujet. Il avait lui-même une grande blessure vis-à-vis de la musique : elle avait été source de frustration, puisqu'il avait arrêté sa carrière qui commençait à peine. Il disait que c'était par sacrifice pour sa famille, mais il savait bien que c'était de l'auto-conviction. Il n'avait pas assez cru en lui, tout simplement. Non pas qu'Ali crut fermement en ses propres talents, mais au moins, il ne plaçait pas la barre trop haute. Tant qu'il jouait avec d'autres, il était heureux. Le reste, il s'en moquait. Jouer avec Simone était un cadeau des dieux, et il comptait bien en profiter au maximum !
C'est avec le sourire qu'il monta dans sa voiture ce matin, en chantonnant la dernière chanson de Simone.
Chorus
Vive les anti-héros,
ceux qui ratent tout,
et se plantent,
c'est si beau-au.
Moi je les aime, ils m'inspirent
Quand je les vois, je respire,
Mes demi-dieux du ratage,
Complices de tous les sacages
De l'ego-o !
Couplet 1
Ils ont cette nonchalance,
dans les pas, le mouvement,
qui rappelle la juste cadence,
celle où l'on prend son temps.
Et puis quoi ? qui a dit qu'il fallait être riche
Pour avoir réussi sa vie ?
Qui a dit, qu'il fallait sourire tout le temps,
Etre un employé modèle,
Une machine de guerre au bureau,
Marié, 2 gosses, un pavillon
un quat' quat',un écran géant dans le salon ?
Couplet 2
Un peu d'imperfection - pas juste passer pour un con-,
ne nuit pas- a!
Pourquoi se mettre la pression
se comparer, s'écorner,
quand tout ce qu'on essaie de faire,
c'est de trouver son bonheur ?
L'imperfection devient belle,
elle fait de nous des êtres entiers,
plein d'aspérités où s'accrocher,
pour grimper au sommet,
de l'humanité -é.
Chorus
Couplet 3
Regarde ta vie, contemple là
Qu'as tu fait de tes dix doigts ?
As-tu aimé autant que tu le souhaitais ?
Pris du bon temps, profité ?
Rate encore mon ami,
Fais comme disait Beckett,
"Essaie, rate, essaie encore,
Rate encore, rate mieux"
Ouais, toi ya pas, t'es mon dieu -eu*.
EM
*Tous droits réservés.
dimanche 8 septembre 2013
L'HISTOIRE D'ALI (Part.14)
Les concerts du dimanche, dans ce bar chalonnais, étaient une réussite, et le dernier attira tant de monde que le patron les félicita, leur disant qu'il avait fait un excellent chiffre grâce à eux, et leur donna même un supplément d'argent.
Ali se sentait vivant comme jamais, lors des concerts. Il aurait pu jouer devant une seule personne, il s'en fichait, tant qu'il avait sa guitare dans les mains.
Simone partait en tournée dans le nord de la France, pour deux mois, dans des bars où elle avait des dates, avec de petits cachets. Elle lui avait expliqué qu'elle s'était concocté un itinéraire qui lui permettait de voir en même temps ses amis, et passer à chaque fois une petite semaine sur place. Ali avait peur qu'elle ne lui manque trop, ou plutôt que leur collaboration artistique lui manque. Mais que faire ? Il avait son travail, il ne pouvait partir ainsi... Il se sentait bloqué, stagnant, immobilisé. Mais que faire ? Il se répétait mille fois par jour cette question, qui ne l'aidait pas à avancer. Il venait de recevoir sa 3ème contravention du mois, pour léger excès de vitesse, et avait l'impression que conduire était devenu un piège. Il se demandait s'il y avait un monde plus facile que celui-ci, un monde souple et doux, où les choses se passent comme on le désire, avec facilité et simplicité. "Merde ! pensa-t-il, j'ai quand même envie de la vivre, cette putain de vie ! Et puis, le plus je me sens victime, le moins de forces j'ai, le plus je me fais emmerder !"
"- Ecoute, un truc est possible, Ali, lui dit Simone avant de partir pour le Nord. Tu me rejoins pour les week end, en général j'ai des dates sur tous les vendredis et samedis soirs. Je ne peux pas vraiment te promettre un salaire, car tu n'es pas compris dans ma petite tournée, mais peut-être y-t-il un moyen de t'héberger, par contre..."
Ali fut si étonné et si heureux qu'il ne sut quoi répondre. Son esprit ne fit qu'un tour. Bien sûr, qu'il pouvait monter dans le nord un ou deux week end ! Il serait allé n'importe où pour jouer de la musique à des gens qui ont envie de l'écouter ! Il se sentait si en phase musicalement avec Simone, qu'il souhaitait approfondir leur collaboration, et ce qu'ils venaient de faire lors de ce mois, n'était pour lui que l'ébauche de ce qu'ils seraient capable de produire avec plus de temps et de moyens.
-"Oui, c'est une bonne idée, répondit-il enfin. Quel dispositif scénique as-tu prévu ? Quels musiciens t'accompagnent ?
- Et bien, c'est simple, un ami de Lille fait la tournée avec moi. Il a un camion, dans lequel nous mettons mon clavier et sa contrebasse, le matériel de son, et en général on arrive dans l'après-midi dans le lieu pour faire les réglages. Je suis logée chez ma cousine à Lille ; puis dans les différentes villes, soit Xavier, mon ami, soit moi, avons des contacts chez qui je dors.
- Mais j'ai jamais répété avec Xavier et toi...
- Arrête tes conneries, vu tes capacités d'improvisation, je me fais pas trop de soucis... et puis, je peux te filer un enregistrement des morceaux que l'on va jouer, ainsi tu bosseras chez toi...
- Dans ce cas, je dis OK. "
L'organisation fut simple et rapide pour Ali, qui passa la moindre de ses minutes libres à improviser sur les thèmes des chansons de Simone. Il aimait son style, et y apportait une petite touche orientale, qui rendait le mélange plutôt subtile et sensuel. Il avait sauté sur internet pour réserver des billets de train et de covoiturage, et s'était ainsi prévu trois week end.
Il arriva un samedi après-midi sur Lille, juste à temps pour la balance, sur une péniche bar/concert. Le soir, dès 22H, il y avait beaucoup de monde, le concert était gratuit, et les gens attendaient quelque chose qui bouge, c'était saturday night fever, god damm it ! Simone avait une petite habitude avant de jouer, qui était de tenir les mains de ceux avec qui elle allait jouer, pendant cinq minutes, ce qui sembla à Ali une éternité. Ils devaient tous fermer les yeux... afin que "l'énergie se communique bien entre eux". Ali, lui, préférait une bière, ce qu'ils firent aussi. L'ambiance sur la péniche était électrique, la salle commençait à se remplir. Les gens arrivaient tard, le week end.
Ils commencèrent par une chanson que Simone avait déjà jouée avec Ali, et celui-ci se détendit immédiatement. Xavier était incroyable avec sa contrebasse, alternant la technique du picking et l'archet, produisant des sons très variés, et rythmant beaucoup les chansons. La contrebasse électrifiée donnait une densité incroyable aux chansons, se mêlant parfaitement à la voix de Simone et son clavier, et à la guitare folk d'Ali. Ce dernier avait aussi amené son banjo, pour deux ou trois chansons, pensant que la sonorité originale collerait tout à fait à l'univers barré de la chanteuse.
Elle avait des chansons en français et en anglais, et l'univers intimiste de certaines auraient été plus appropriées à un club de jazz sombre, pensait Ali. Elle parlait, murmurait, criait, chantait, produisait des sons bizarres, et avait une présence incroyable sur scène, jouant avec chacune de ses chansons, suivant l'univers évoqué. Ali se sentait un peu coincé, et observait Xavier, qui avait l'air de s'amuser follement avec Simone, leurs solos voix/ contrebasse se répondant, comme un dialogue qui fuse
A la fin du concert, ils allèrent boire des verres pour fêter leur première collaboration tous les trois. Le concert s'était bien passé, Xavier dit à Ali qu'il pouvait "se lâcher" un peu plus, et tenter des envolées arabisantes, comme il l'avait un peu fait. Le public avait été chaleureux et enthousiaste. "C'est ce que j'aime à Lille, dit Simone, les gens sont hyper réceptifs et ils le montrent. Et puis, ils ne sont pas snobs, ils viennent toujours nous inviter à boire un coup à la fin du concert !"
Après ce week end de rêve, le retour du dimanche soir ne fut pas des plus faciles pour Ali, qui se sentit envahi par la déprime quand il franchit la porte de son appartement, où la solitude et l'ennui l'assaillirent, sans compter que la seule idée de retourner au bureau le lendemain matin l'emplissait de dégoût.
EM
mercredi 4 septembre 2013
L'HISTOIRE D'ALI (Part 13.)
Le lendemain, un dimanche, Ali accepta l'invitation de Simone. Elle logeait chez un ami photographe un peu bizarre, qui avait une grande maison aux abords de Châlon. Elle n'était pas de la ville. Elle était née en Guadeloupe, ses parents étant haut fonctionnaires là-bas, et elle avait grandi dans différents endroits, au gré de leurs mutations. Elle avait décidé de vivre de sa musique depuis plus d'une année, et allait dans chaque ville de France où elle connaissait du monde, afin de proposer aux bars et petites salles ses compositions. Ali et elle se comprenaient mieux sans doute à travers la musique que par la discussion, car elle s'éteignait vite. Ils se mirent à jouer, Simone lui montrant son répertoire. Elle avait écrit 2 nouvelles chansons, et elle avait besoin d'accompagnement. Ali lui montra les idées qui lui venaient, et il passa la semaine à retravailler dessus. Ils proposèrent à Sven de se joindre à eux au sax, ainsi qu'à un joueur de darbouka, copain d'Ali.
Après 3 répèts avec les 4 membres de leur nouveau "groupe", chacun se sentit plutôt content, et d'accord pour jouer le dimanche au bar. Le patron avait fait mettre des affiches et posté l'info sur les réseaux sociaux, autant dire un monde parallèle pour Simone et Ali, mais qui sembla fonctionner pas trop mal, car il y a avait un peu de monde. Ali se sentait nerveux, il lui semblait que ce n'était pas assez carré, que tout était flou. Il aimait les consignes très claires, et avec Simone, ça partait dans tous les sens.
Elle leur avait demandé de se fringuer années cinquante. Evidemment, ils n'avaient pas les tenues, alors elle les avait emmené dans un magasin de fripes, où chacun s'était trouvé un veston ou une veste, ainsi qu'une fine cravate. Sven avait des bretelles, et Karim, le percussionniste, avait emprunté des blazers de son père des années 60, marron et orange en polyester. "Royal ! " s'était enthousiasmé Simone, qui pour sa part, avait revêtu une robe violette en soie, qu'elle avait faite elle-même, et qu'elle portait avec des escarpins à paillettes. "Sympa, le mélange, style indéfinissable", pensa Ali en souriant. Les deux autres sifflèrent quand elle fit son entrée dans sa tenue du soir, revisitée, et elle, rajusta leurs cravates et leurs vestes.
" Les gars, franchement, vous me faites honneur ! Vous êtes magnifiques. J'adore, c'est exactement ça, que j'imaginais... On sera les petits frenchies de New York, Ok ?
- Hein ? qu'est-ce que tu racontes ? demanda Sven
- Je déconne, mais je nous verrais bien faire quelques concerts à New York, avec ce style très français, on cartonnerait là-bas... Ils adorent ce qui est un peu "cliché français". Et pour peu que je leur fasse des chansons sur le smelly cheese, and we got it, men !
- Putain , je rêve de New York depuis toujours..." ajouta Sven.
Les trois hommes éclatèrent de rire, chacun se prenant à rêver...
Le dimanche arriva, et le concert, bien qu'il n'eut pas beaucoup de spectateurs, fut un grand moment pour les quatre musiciens. Le noyau dur était indéniablement Ali et Simone, mais les deux autres se mêlaient assez bien, et captaient sans le savoir le style du groupe. Ils eurent des félicitations du patron, qui leur promit qu'il y aurait deux fois plus de monde la semaine suivante.
Ali allait au travail en flottant, passait sa journée à composer avec une guitare virtuelle, qu'il téléchargeait sur internet, fermant toutes les fenêtres dès que son supérieur entrait dans son bureau. Il se fit remonter les bretelles plusieurs fois, car il arrivait en retard et n'était pas aussi concentré qu'avant. Il s'en fichait. Il n'avait même pas peur de se faire virer, il pensait que ce serait le destin, et que ça le pousserait peut-être à faire ce qu'l avait vraiment envie de faire dans sa vie. DE LA MUSIQUE (AVANT TOUTE CHOSE !)*
EM
*L'Art Poétique, Paul Verlaine.
mardi 3 septembre 2013
L'HISTOIRE D'ALI (Part.12)
Le concert venait de commencer, Ali s'installa sur un tabouret vers le bar. Simone était toute de bleu vêtus, avec des oiseaux sur la tête, et était accompagnée d'un pianiste. Ses chansons étaient à son image, étranges, d'un autre temps, et en même temps, parlant du monde actuel. Il aima particulièrement celle qui parlait des tartes au citron qu'elle concoctait en guise de médicament, dans sa "cuisine / officine". C'était drôle et sensuel en même temps... Ali se surprit à éclater de rire à plusieurs reprises. "Elle a de l'esprit, celle-là. Elle doit pas être d'ici, c'est pas possible" pensa Ali.
A la fin du concert, elle bavardait avec des amis, Ali se sentit très intimidé, mais alla tout de même la remercier : " Super concert !
- Vraiment ? ça t'a plu ?
- Carrément, j'ai beaucoup ri... T'as du talent.
- Merci ! C'est quoi ton nom, déjà ?
- Ali.
- Ah oui, Ali le Guitar Hero !"
Ali éclata de rire, se sentant tout sauf un héros.
- "Ali le anti-guitar hero, plutôt !
- Allez, on va faire une jam session dans une heure, à la fermeture, le patron nous laisse la salle avec le piano, la batterie... tu as ta guitare ?
- Nan, mais je vais aller la prendre... j'habite ici, moi, hélas !" ajouta-t-il avec un clin d'oeil.
Une heure après, Ali était installé avec la petite bande de Simone, quelques habitués, le patron, bref, tous les amateurs de musique, qui voulaient jouer ensemble. Un grand blond appelé Sven se mit à jouer du saxophone, et Simone se mit au piano... Quand le jazz est, quand le jazz est là *... Chacun s'installa, à la batterie, à la basse, Ali à la guitare. L'improvisation allait bon train, chacun semblant habitué à ce genre de boeuf. Au bout d'une heure, ils avaient trouvé leur vitesse de croisière, et ce qui sortait commençait à être pas mal du tout. Au moment du break, le patron du bar mit la main sur l'épaule d'Ali :
" - Dis moi, mon gars, je savais pas que Châlon recelait un tel guitariste ! Tu joues dans quel groupe ? Pourquoi t'es jamais venu jouer ici ? Peut-être pas assez bien pour toi ...
- Je n'y ai jamais pensé... Mais pourquoi pas. Je jouais beaucoup avec Fred D.
- Ah oui, c'est un chalonnais... Il se débrouille bien, ça marche fort pour lui. Pourquoi tu joues plus avec lui ?"
A ce moment là, Simone arriva avec des verres dans chaque main :
" - Jouer avec qui ? demanda-t-elle
- Avec un bon guitariste de jazz qui a été mon mentor...
- Et avec une incroyable chanteuse de cabaret, tu jouerais ? lança-t-elle avec son air mutin.
- C'est-à-dire ? Avec toi ?
- Qu'en penses-tu ?
- En fait, j'adore ce que tu fais, je ne sais pas si je serais à la hauteur...
Le patron du bar les interrompit : " Moi je vous signe de suite pour un concert par semaine pour les deux mois qui viennent... ça vous dirait ? Le dimanche en fin d'après-midi... avec un répertoire évolutif... un peu d'impro comme j'ai vu ce soir...
- Simone et moi ? demanda Ali
- Ouais, et pourquoi pas un piano ou un saxo... Une batterie, je sais pas... des tablas peut-être... Moi je vous paye au cachet, on discute de la somme, et après, vous vous partagez ça entre vous... Alors ?
- Faut qu'on en parle sérieusement, répondit Simone. Je propose qu'on fasse un concert ensemble dimanche prochain, on aura le temps de faire quelques répèts, et après on avise...
- Marché conclu", dit le patron en serrant la main d'Ali et de Simone.
Ali regarda Simone se remettre au piano et commencer à chanter. Il attrapa sa guitare et sut naturellement se mettre sur sa tonalité. Elle improvisait quelque chose très jazzy à propos de l'argent, que c'était bien quand il tombait. Ali cala sur sa voix une pluie de notes légères, et sa guitare répondait aux paroles de la chanteuse, comme l'aurait fait une voix humaine. Ils s'écoutaient tous deux, et osaient improviser, sans réfléchir. Ils étaient tellement dedans qu'ils ne virent même pas les autres, en cercle autour d'eux. Ali aurait été bien incapable d'analyser ce qu'il était en train de jouer. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il s'éclatait, que la joie infusait tout son être, et que Simone était belle quand elle chantait. Ils se regardaient, communiquant avec les yeux, et étaient en phase totale. La musique coulait, parfaite, inspirée. Ils allèrent même sur les terres algériennes, avec des sons arabisants, que Simone exploita naturellement avec une sorte de reprise de "Mon amie la ronce", à propos d'une fleur pleine d'épines qui sait se défendre tout seule... Ils partageaient étonnement le même univers sensible, barré, hétérogène, et n'avaient aucune barrière.
Ils eurent des applaudissements débridés de la part de la vingtaine de personnes présentes, et un contrat pour les 4 dimanche suivants. Ce n'était que peu payé, mais pour Ali, c'était déjà Noël !
EM
*Michel Jonaz
jeudi 29 août 2013
L'HISTOIRE D'ALI (Part. 11)
Ali avait décidé de changer d'appartement, car le sien lui sortait par les yeux depuis la mort de sa mère. Elle y avait installé, alors qu'elle était encore un peu lucide, les petits rideaux blancs à carreaux bleus qui ornaient les fenêtres du salon. Châlon aussi lui sortait par les orbites. A dire vrai, tout l'ennuyait dans sa routine, y compris son travail. Il se traînait à l'agence sans enthousiasme, se répétant à l'envie : "Il faut bien gagner sa croûte", dicton que Youssef s'était plu à scander toute sa vie. Depuis la mort de sa femme, celui-ci était devenu complètement taciturne. Il n'avait jamais été ni prolixe ni très enveloppant avec son fils, mais là, il battait des records. Bien que dans la même ville, ils se voyaient moins d'une fois par mois, et parfois seulement pour 10 minutes. Ali avait bien noté qu'au delà d'une heure passée à son contact, il se sentait mal... mais n'avait jamais su dire exactement pourquoi. "C'est facile, lui avait dit un jour sa petite amie de l'époque, la liane rousse, moi, ton père, il me fout les jetons. Il parle pas, il a l'air austère, et puis après 3 verres, il parle haut et fort, coupant la parole à tous le monde... et puis ses remarques ironiques assassines, je dis non merci !" Elle avait fini en fac de psycho à Dijon, elle avait le goût du diagnostique.
Cette après-midi, Ali allait récupérer un carton de partitions entreposé dans la pièce qui lui servait de chambre, dans l'appartement familial.
"-Salut papa, c'est moi, dit Ali en rentrant.
- Tu bosses pas ?
- J'ai fini plus tôt. Je vais prendre le carton.
- Ouais, ça m'encombre, tes merdes. Tu ferais bien de tout débarrasser aujourd'hui.
- Aujourd'hui ?
- T'as cru quoi ? Que c'était un garde meuble, ici ? T'es chez moi, ici, je te signale."
Ali contempla l'air furibond de son vieux père, et eut un énorme soupir de fatigue. C'est sûr que rester seul dans 140m2, ça n'aide pas à partager l'espace, mais même à quatre, ç'avait toujours été ainsi. Ali ne s'était que difficilement senti chez lui, et quand il franchissait le seuil de l'appart, il retrouvait cette impression. Même l'air était oppressé. Pas de paix possible, pas de relâchement. Un état de tension continue.
Son père entra dans sa chambre, ce qui ne laissait présager rien de bon :
- "J'aurais mieux fait de tout balancer. T'as pas autre chose à foutre, à 24 ans, que de tripoter ta guitare ?
- Putain, mais c'est de l'acharnement, dis moi ! Laisse moi ranger mes affaires.
- Allez, dégage tout ça rapidement !
- C'est quoi le problème ?
- Ton comportement.
- Et il a quoi mon comportement ?
- Mon pauv' garçon, tu me fais pitié, voilà ce qu'il y a...
- T'en as pas marre de me descendre ?
- Mais faut bien que quelqu'un t'ouvre les yeux ! Si tu savais ce que disent les voisins...
- Ah ouais ? Ben pour ce que je m'en tape !
- Mais y'a ptêtre un moment où tu vas réaliser... je suis pas le seul à penser que t'as un problème de comportement. Ton frère pense comme moi...
- Fous moi la paix, laisse moi ranger !" hurla Ali en se levant d'un bond, et en poussant Youssef hors de sa chambre.
Ali avait hâte de sortir de là, et en même temps, il tenait à ses partitions. Son père avait toujours pris un malin plaisir à le spolier. Il aimait à dire aux voisins que son fils ne venait jamais le voir, qu'il était ingrat, mais dès qu'il venait, il le malmenait. Invraisemblable, pensa Ali. On dirait que ça le défoule un peu de sa rage de me pourrir la vie. Me bafouer semble le détendre... songea-t-il en observant le rictus ironique plaqué sur le visage de Youssef. Celui-ci était adossé contre le mur dans l'entrée, les bras croisés, et claqua la porte dans le dos de son fils avec un dernier "pauv' gars, va", doublé d'un petit rire sardonique.
"Sympa, le vioque, pensa Ali, en contemplant son visage dans le miroir de l'ascenseur. J'en peux plus de servir de punching ball à toutes ses frustrations. Je crois bien que c'est la dernière fois que je le vois."
Il se sentait vaguement irrité, mal, révolté, blasé, dégoûté. Bye, bye, espèce de vieux tyran domestique... arrivé chez lui, Ali saisit sa guitare et composa un blues qui sonnait pas mal du tout, avec un refrain :
" Des tyrans qui tyrannisent
et des pauvres qu'on popérise
Une musique qui lancine
Un fasciste qui fascine..."
EM
jeudi 22 août 2013
L'HISTOIRE D'ALI (Part 10)
Ali s'était remis consciencieusement à son instrument, et passait chaque heure libre à jouer et composer. Il savait qu'il pouvait retrouver son niveau, et il était déterminé à faire quelque chose avec la musique.
Un soir qu'il prenait un verre dans un bar, accoudé au comptoir, une jeune femme s'approcha et demanda au barman si elle pouvait jouer là le samedi suivant, comme ils en avaient apparemment convenus oralement. Le barman appela le patron, et Ali ne put suivre le reste de la conversation, car ils allèrent s'installer dans une pièce à côté. Au bout d'un moment, il entendit une mélodie et quelques bribes d'air jazzy, avec de drôles de sons d'éternuements. Il voulait revoir la jeune femme, avec sa drôle de coupe de cheveux et sa robe jaune canari.
Quand elle revint, le patron lui offrit un verre, et elle s'installa au comptoir. Elle semblait contente.
"- J'ai cru comprendre que tu es chanteuse ? demanda Ali, avec un peu d'appréhension, elle avait l'air concentrée sur un carnet.
- Disons que je chante, oui.
- Heu bonjour, je ne me suis même pas présenté : Ali, enchanté.
- Simone de mon nom de scène, ravie.
Ali éclata de rire en entendant ce vieux prénom, en parfait décalage avec la fraîcheur de la jeune femme.
- Sympa ! s'exclama-t-elle. Je te fais rire ?
- Ouais, tu dénotes, ici. Que chantestu ?
- Viens samedi prochain, tu verras...
-Compte sur moi. Je suis guitariste, j'admire ton courage de faire les bars. C'est ce que je veux aussi.
Après avoir bavardé quelques minutes, Simone eut un appel et fila à l'anglaise; laissant Ali songeur...
EM
dimanche 18 août 2013
L'HISTOIRE D'ALI (part.9)
Morne mornitude longitudinale...
Ali s'était réveillé avec ces étranges mots dans la tête. Il avait rêvé qu'il chantait devant un public silencieux, dont il ne savait pas s'il appréciait ses chansons ou pas. "Avec des paroles pareilles, tu m'étonnes qu'ils soient dubitatifs, les gens..." s'amusa-t-il.
La mort de sa mère l'avait laissé comme exsangue. Il avait du mal à sourire spontanément, et gardait un visage figé. Il allait mettre son nez dans l'armoire de vêtements de celle-ci, afin de soutirer les derniers instants de présence olfactive possible. Il avait envie de pleurer, mais ça ne sortait pas facilement. La nostalgie n'était-elle pas le manque de quelque chose qui justement, nous a manqué toute notre vie ? Quelque chose dont on s'est fait une idée, dont on s'est illusionné, mais qui dans la réalité ne donnait pas autant de joie et de bien-être que ce que l'on pensait ? Ali ne gardait aucune nostalgie des moments simples et heureux de son existence. Il se souvenait par exemple très bien de deux nuits mémorables avec deux filles différentes, où c'était du sexe pur, désintéressé, et où il avait juste pris son pied, sans remord. Il gardait un souvenir agréable des deux filles, sans y penser plus que cela par la suite. Ils avaient pris du plaisir, des deux côtés, et tout avait été entier, sans attentes, donc sans frustration. Avec Ninke c'était pareil, ils avaient eu 3 jours merveilleux, et il ne repensait pas à elle avec tristesse, mais au contraire, avec joie. Tandis qu'avec Alice, la rouquine, il en avait bavé. Il avait souffert avec elle, car il n'osait pas lui dire qu'il l'aimait, il ne la sentait pas prête à s'engager. Plus elle fuyait, plus il se sentait accro. Débile. Ils se disputaient beaucoup, rien n'était jamais simple. Et quatre ans après, il pensait encore à elle. La vérité, c'est qu'ils n'étaient pas heureux ensemble, et que cela avait manqué à Ali, alors il était nostalgique. Celles avec qui ça avait été simple, et agréable, il n'y repensait qu'un peu, ça n'encombrait pas sa mémoire. Elles ne lui manquaient pas. Putain de vie ! songea-t-il.
C'est comme le Youssef. Il ne parlait plus à sa femme depuis des lustres. Il ne la regardait plus. Déjà avant son Alzhaimer, il devait avoir quelques maîtresses, avait pensé Ali, car il l'avait croisé en ville avec une femme sans qu'il le voit, et sa mère paraissait bien amère. Ali s'en fichait éperdument. "Grand bien lui fasse, si ça peut le détendre un peu..." La phrase des Valseuses lui revint en mémoire : "On est pas bien, là, détendu du gland ?"... ou quelque chose dans ce goût là. La classe, ces deux gars. Depardieu l'avait toujours impressionné, et depuis qu'il l'avait entendu se dévoiler dans une émission de radio, il l'aimait beaucoup. Les gars qui marquent ont toujours un truc en plus.... songea-t-il... un truc plus profond... ils restent pas en surface... quelque chose de spirituel, presque...
Et ben son père avait l'air dévasté par la mort de sa femme. Il traînait son marasme dans l'appartement, restant parfois couché des jours entiers. Morte, elle prenait toute la place. Vivante, elle était quantité négligeable.
Il était allé sniffer les foulards et les robes de sa mère cette après-midi là, car Youssef faisait venir Emaüs, afin de faire du vide. Ali ne savait pas quoi garder. Quel objet pouvait bien symboliser sa mère ? Une bague ? Une robe ? Il opta pour un pull d'enfant à moitié tricoté, qu'elle avait commencé pour lui, jamais fini. Il se dit qu'il le mettrait sur son fils si jamais il en avait un, juste pour lui dire : c'est ta mamie qui l'a fait.
EMjeudi 8 août 2013
L'HISTOIRE D'ALI (part 8.)
Le lendemain, alors qu'il était à son bureau, les doigts encore engourdis par la journée de guitare de la veille, son portable sonna. Son père au bout du fil :
"- Allo, c'est moi. Ta mère est au plus mal à l'hôpital, les médecins disent que le coeur est en train de lâcher.
- Quoi ? Merde. Depuis quand ?
- Quoi, depuis quand ?! Je répète ce que les médecins ont dit. Tu ferais mieux de te dépêcher.
- J'arrive."
Le temps d'attraper son sac et de prévenir son supérieur, Ali se rendit à l'unité de soin où sa mère se trouvait depuis des années. A l'accueil, ils lui indiquèrent le service de cardiologie où elle avait été transférée. Elle y était depuis deux jours, dans un état très critique. L'infirmière lui dit qu'il aurait pu la voir consciente la vieille encore, et qu'elle demandait ses fils. Ali lui dit qu'il ne venait de le savoir qu'à l'instant.
Il se tourna vers elle : immobile, elle avait les yeux fermés, on aurait dit qu'elle dormait paisiblement, si ce n'était le teint bleuâtre qu'elle arborait. Il s'assit et lui prit la main. Son père entra dans la chambre avec un gobelet à la main.
" - Bonjour papa.
- Bonjour."
Youssef s'assit de l'autre côté du lit, sur le fauteuil, et sortit le sucre de son emballage, avant de touiller son café.
"- Elle est inconsciente. Elle ne nous entend plus ? demanda Ali
- Tu vois bien...
- Ben nan, je vois pas trop... Elle va mourir ? Maintenant ?
- Je suis pas médecin."
Ali ressentit un grand frisson le glacer des pieds à la tête au son de la voix lugubre de son père. Ils n'avaient jamais vraiment rien échangé, pourquoi à l'agonie de sa mère les choses changeraient-elles ? Une immense tristesse submergea Ali, et lorsque Youssef sortit de la pièce, il prit la main de sa mère. Il sursauta ; elle était encore chaude. Il concentra son regard uniquement sur la main, afin de ne plus voir le respirateur et les nombreux tuyaux qui transformaient sa pauvre mère en morte-vivante. Sa main était fine et petite, criblée de tâches sombres. Les ongles étaient longs et striés, son alliance ressortait sur sa peau mate.
"Ma petite maman... " les larmes se mirent à rouler sur ses joues. Il se surprit lui-même à tant d'émotions, il n'avait pas pleuré depuis son enfance. "Me laisse pas... J'ai encore besoin de toi... t'es partie y a déjà trop longtemps... en fait, j'ai toujours eu besoin de toi... "
Il sursauta quand la porte s'ouvrit sur son père tenant son frère par les épaules. Ali se reprit rapidement et se leva. Ils se saluèrent et chacun se replongea dans son mutisme. Au bout d'une heure, les trois hommes se levèrent et se quittèrent sur le seuil de la chambre.
Ali savait qu'il avait envie de la veiller, de rester un peu près d'elle, mais voulait le faire seul. Il décida de patienter dans le hall d'accueil, puis remonta dans le service, et avec l'accord d'une infirmière, qui lui confirma que sa mère était dans un coma profond, et qu'elle risquait de partir dans la nuit ou dans les 24h, il s'installa dans un fauteuil avec une couverture à côté de son lit.
Il se sentait étrangement serein et calme. Apaisé. A sa place. Solidaire.
Il se mit à parler arabe à voix basse, tout doucement, se disant que s'il n'y avait même qu'une chance sur un million qu'elle l'entende, il ne risquait rien à la prendre.
"Habibi, c'est Ali, maman. Je suis là, n'ai pas peur, je veille sur toi. On est tous les deux. Oui, la chambre est correcte. La déco... nan, t'aimerais pas, c'est sûr. Mais on s'en fout. Oui, j'ai amené ma guitare, elle était dans ma voiture. Je vais te jouer un truc, mais pas trop fort, c'est un hôpital ici, pas le bazar de Blida, je te rappelle..."
Il sentait le sourire monter à ses lèvres, et ce sentiment de connexion fort avec sa mère s'installer. Une bouffée d'atmosphère du bled l'envahit, et il se mit à jouer un petit air de leur pays... La nuit passa tendrement, dans une excitation douce de se sentir unis tous les deux, sans mots, et de savoir qu'il avait l'honneur de l'accompagner dans son dernier voyage. A l'aube, une infirmière entra, vérifia quelques instruments et posa la main sur l'épaule d'Ali :
- "Ben voilà, monsieur, on dirait que votre maman vient de passer...
- Quoi ? les larmes roulèrent sur ses joues.
- Oui, l'électro est plat. Je suis désolée. Elle n'a pas souffert, il n'y a eu aucune variation, regardez. Elle est parti doucement.
- Oui."
Alors voilà, sa mère était vraiment morte. Plus de fantôme qui ne sait plus ce qu'il raconte. Maintenant, plus personne à aller voir à l'hôpital le dimanche, avec l'illusion que c'est votre famille, même si elle ne vous reconnaît plus. Elle était déjà morte depuis longtemps, finalement.
Tout s'enchaîna avec rapidité, les obsèques à organiser, la famille à prévenir. Ali vécut tout cela comme un zombie, en mode automatique, répondant aux questions, faisant acte de présence, mais il était ailleurs. Pas de consolation, pas de partage, juste de l'incompréhension et de la peine. Ali s'en fichait, car il avait eu son moment de partage, peut-être le plus beau cadeau avec sa mère depuis des années... Une complicité simple et douce, de la présence, un souffle qui respire en même temps, une main serrée, une mélodie partagée, une réunion tant attendue, au seuil de la mort.
Inchallah.
EM
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