lundi 24 juin 2013

L'HISTOIRE d'ALI (part 2)

          Jusqu'où peut-on s'enfoncer dans le désespoir ?
A peine rentré d'Algérie, je me retrouve à croiser Youssef à l'hôpital, alors que je vais voir maman. Il ne me décroche pas un mot, sauf quand l'infirmière rentre, là, il parle. Maman m'appelle Abdel, aujourd'hui. En fait, ça fait bien deux ans qu'elle ne m'a plus appelé par mon prénom. Elle se souvient de ceux de mon père et de mon frère. Moi, je suis personne. Mon père ne semble même pas y prêter attention. Mais moi je sais. Et ça me fait mal. Je suis le seul à venir toutes les semaines. Je viens le mercredi et le dimanche. Je lui amène des fleurs et des fruits, elle aime ça. Là, j'ai des zlabia du bled pour elle. Elle aime bien ces gâteaux écoeurants au miel. 

     Le choc est rude. Je passe du soleil et des sourires algériens, à la grisaille chalonnaise. J'ai de bons amis au bled, je sens qu'ils me respectent et sont fiers de ce que je suis devenu. "Raja Ali", ils m'appellent. Le roi, en hindou. Ils m'appellent comme ça depuis que j'ai passé un an à Mumbai, en Inde, pour mon stage de fin d'étude. Je leur avais ramené des saris et des pierres de quartz, et on avait fumé le narguilé toute la nuit pour que je leur "raconte". Ils aimeraient bien que je me marie avec une de là-bas. Youssef, il m'a dit plusieurs fois : "nous fous pas la honte avec une paysanne de là-bas."


    Allez, je l'emmerde, le Youssef. La Marie aussi, tiens. Elle ne reconnaît pas le seul être humain sur cette putain de terre qui s'occupe d'elle avec respect et bienveillance. L'autre, il lui a tapé dessus la moitié de sa vie, mais elle l'admire. Je serai toujours le vilain petit canard. 
J'ai écrit une carte d'Algérie à la folle du 2ème, Mme Ramoux, et elle m'a répondu. Une grande lettre que je viens de trouver dans ma boîte :


                                      Mon cher Ali,
     Quel plaisir de recevoir ta charmante carte. Je ne t'ai pas oublié. Du tout ! Au contraire, je pensais à toi et ta famille dernièrement. Je me demandais comment se portait votre maman ? Son Alzheimer a-t-il progressé ? 
Pour ma part, je vais plutôt bien. J'ai trois petits fils, qui m'occupent bien le week end et les mercredi, car j'aime les garder. Je me souviens bien de toi à leur âge: 3, 5 et 7 ans. Tu étais si mignon avec tes grands yeux verts, et tu aimais tant venir à la maison. Te souviens-tu ? Quand ça criait un peu trop chez toi, tu descendais avec ton frère, et vous veniez goûter. 
Tu sais, ton père, il était sûrement bien malheureux pour vous traiter ainsi. Il n'avait pas la joie de vivre. Je captais une énergie très opaque émanant de lui, et j'espérais tant pour toi que cela ne t'abîme pas trop. Il devait vous faire porter un bien trop lourd fardeau pour vos petites épaules. Surtout toi, l'aîné. Je te répétais toujours que tu n'étais pas fou, car tu arrivais souvent en pleurant quand Youssef t'avait grondé. Je te trouvais si intelligent pour ton âge, si vif et pétillant, que c'était misère de te voir tout triste. J'aurais aimé que tu joues et t'amuses. 
J'espère que tu te rattrapes maintenant, mon grand ! Raconte moi ! T'es-tu marié ? As-tu des enfants ? Tu es encore jeune, tu as bien le temps. Es-tu heureux ? Où habites-tu ? J'avais su que tu étais parti pour tes études... et maintenant ? 
Moi je suis toujours dans le même immeuble, mais on a déménagé au 1er. L'énergie était meilleure, et mon activité marche encore mieux à cet étage. Je te laisse car ça sonne.

Bien des embrassades pour toi si tu les prends !
                                                                                                              Odette Ramoux 

    C'est dingue, cette vieille Odette est si spontanée. Comme avant, en somme. Lire ses mots m'a laissé les larmes aux yeux. Comme une tapette. Un vrai gars, ça pleure pas pour une malheureuse lettre ! Elle a vu, elle. Je suis pas fou. Je suis pas un fantôme que personne voit. Pourquoi mon père me regardait jamais ? Me décrochait pas un mot, à part des insultes ? Je suis un bâtard ? Pourquoi il a eu des gosses, celui-là, si c'est pour les transformer en souffre-douleur ? 

   Putain Ali, zyva, comme dirait Abdel, tu vas pas nous la jouer martyr ! 
Mais je revendique juste mon droit d'exister. Depuis que je suis né. Juste savoir qu'être là, sur cette terre, j'y ai droit. Que j'ai été un accident ou quoi, je m'en tape. Juste qu'à force de relativiser, j'ai fini par perdre de vue que moi aussi, je peux exiger, crier, dire, faire, penser, CE QUE JE VEUX. Être spolié constamment est fatigant. Retrouver ma dignité d'être humain. Ne pas avoir à quémander, simplement jouir de ce que j'ai. En toute simplicité. N'est-ce pas ça, la vie ? Mme Ramoux me disait toujours : "Profite, mon grand, profite ! Va jouer avec ton frère ! Amuse-toi ! t'es chez toi, ici, tu peux venir autant que tu veux, tu ne me déranges JAMAIS !". Quand on grandit dans une prison, on a envie de pousser les murs, chaque jour de sa vie. L'enfermement ça rend marteau. Surtout si en plus, même dans la prison, on gêne. Moi, si je suis en trop, j'ai envie de partir. Loin. 

    Mais là, depuis que je suis rentré du bled, y a un truc qui me prend aux tripes, putain. Un truc qui vient de loin. Abdel, je t'aime, me laisse pas tomber. On était liés comme les doigts de la main, mon frère. Te souviens-tu ? Mon petit frère, je t'ai protégé contre tout ce que j'ai vu de mal. Et toi, tu me regardais, fier, confiant. Tu savais que rien de mal ne t'arriverait avec moi. Ouais. On a tout traversé ensemble. On a vu les mêmes trucs, même si on a pas été traités pareils. On est différent, mais on se ressemble aussi. Notre complicité, mon frère, elle est gravée en moi. Pour toujours. J'ai jamais pu te dire combien je t'aimais, mais là il est temps. La guerre du Youssef n'a déjà que trop lourdement sévi. A quoi ça rime ? Il va pas détruire aussi notre lien sacré.




    Je me sens attaqué au plus profond de moi, de rentrer dans l'appart familial après ce mois au bled, et que le père m'accueille avec un sarcasme. L'infirmière m'a dit que mon père était venu faire signer des papiers à ma mère concernant las droits de propriété de l'appartement. Je dirais que je m'en fous, que j'en suis parti à 18 ans, et que je n'y mets plus guère les pieds. La transmission semble pas être le fort dans cette famille. Si jamais j'ai des enfants, j'aimerais leur donner beaucoup. Beaucoup d'amour, de choses, de temps. De tout. 
Karima me rappelle pas, elle a du se lasser de moi. Elle est belle, elle a du faire tourner les têtes pendant mon absence. Je lui en veux pas, je me sens pas à la hauteur.
J'ai hâte de reprendre pied, je me reconnais plus. J'ai comme touché le fond de mon être. A quoi ça rime, la vie, dans ces cas-là ? Trouver ma place, oui, c'est ça qui serait juste pour moi. Comment on fait pour l'inventer, cette place ? Et surtout pour oublier tous les empêchements et les brimades pour se donner naissance à soi-même ? Seul. Seul. Seul.

                                                                                                                                       EM

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire