jeudi 8 août 2013

L'HISTOIRE D'ALI (part 8.)

   Le lendemain, alors qu'il était à son bureau, les doigts encore engourdis par la journée de guitare de la veille, son portable sonna. Son père au bout du fil :
"- Allo, c'est moi. Ta mère est au plus mal à l'hôpital, les médecins disent que le coeur est en train de lâcher.
 - Quoi ? Merde. Depuis quand ?
  - Quoi, depuis quand ?! Je répète ce que les médecins ont dit. Tu ferais mieux de te dépêcher.
  -  J'arrive."

   Le temps d'attraper son sac et de prévenir son supérieur, Ali se rendit à l'unité de soin où sa mère se trouvait depuis des années. A l'accueil, ils lui indiquèrent le service de cardiologie où elle avait été transférée. Elle y était depuis deux jours, dans un état très critique. L'infirmière lui dit qu'il aurait pu la voir consciente la vieille encore, et qu'elle demandait ses fils. Ali lui dit qu'il ne venait de le savoir qu'à l'instant. 

   Il se tourna vers elle : immobile, elle avait les yeux fermés, on aurait dit qu'elle dormait paisiblement, si ce n'était le teint bleuâtre qu'elle arborait. Il s'assit et lui prit la main. Son père entra dans la chambre avec un gobelet à la main.
   " - Bonjour papa.
      - Bonjour."

Youssef s'assit de l'autre côté du lit, sur le fauteuil, et sortit le sucre de son emballage, avant de touiller son café. 

"- Elle est inconsciente. Elle ne nous entend plus ? demanda Ali
 - Tu vois bien...
 - Ben nan, je vois pas trop... Elle va mourir ? Maintenant ?
  - Je suis pas médecin."

     Ali ressentit un grand frisson le glacer des pieds à la tête au son de la voix lugubre de son père. Ils n'avaient jamais vraiment rien échangé, pourquoi à l'agonie de sa mère les choses changeraient-elles ? Une immense tristesse submergea Ali, et lorsque Youssef sortit de la pièce, il prit la main de sa mère. Il sursauta ; elle était encore chaude. Il concentra son regard uniquement sur la main, afin de ne plus voir le respirateur et les nombreux tuyaux qui transformaient sa pauvre mère en morte-vivante. Sa main était fine et petite, criblée de tâches sombres. Les ongles étaient longs et striés, son alliance ressortait sur sa peau mate. 
"Ma petite maman... " les larmes se mirent à rouler sur ses joues. Il se surprit lui-même à tant d'émotions, il n'avait pas pleuré depuis son enfance. "Me laisse pas... J'ai encore besoin de toi... t'es partie y a déjà trop longtemps... en fait, j'ai toujours eu besoin de toi... "
   Il sursauta quand la porte s'ouvrit sur son père tenant son frère par les épaules. Ali se reprit rapidement et se leva. Ils se saluèrent et chacun se replongea dans son mutisme. Au bout d'une heure, les trois hommes se levèrent et se quittèrent sur le seuil de la chambre. 

   Ali savait qu'il avait envie de la veiller, de rester un peu près d'elle, mais voulait le faire seul. Il décida de patienter dans le hall d'accueil, puis remonta dans le service, et avec l'accord d'une infirmière, qui lui confirma que sa mère était dans un coma profond, et qu'elle risquait de partir dans la nuit ou dans les 24h, il s'installa dans un fauteuil avec une couverture à côté de son lit.
   Il se sentait étrangement serein et calme. Apaisé. A sa place. Solidaire. 

    Il se mit à parler arabe à voix basse, tout doucement, se disant que s'il n'y avait même qu'une chance sur un million qu'elle l'entende, il ne risquait rien à la prendre. 
"Habibi, c'est Ali, maman. Je suis là, n'ai pas peur, je veille sur toi. On est tous les deux. Oui, la chambre est correcte. La déco... nan, t'aimerais pas, c'est sûr. Mais on s'en fout. Oui, j'ai amené ma guitare, elle était dans ma voiture. Je vais te jouer un truc, mais pas trop fort, c'est un hôpital ici, pas le bazar de Blida, je te rappelle..."
   Il sentait le sourire monter à ses lèvres, et ce sentiment de connexion fort avec sa mère s'installer. Une bouffée d'atmosphère du bled l'envahit, et il se mit à jouer un petit air de leur pays... La nuit passa tendrement, dans une excitation douce de se sentir unis tous les deux, sans mots, et de savoir qu'il avait l'honneur de l'accompagner dans son dernier voyage. A l'aube, une infirmière entra, vérifia quelques instruments et posa la main sur l'épaule d'Ali :
   - "Ben voilà, monsieur, on dirait que votre maman vient de passer...
   - Quoi ? les larmes roulèrent sur ses joues.
    - Oui, l'électro est plat. Je suis désolée. Elle n'a pas souffert, il n'y a eu aucune variation, regardez. Elle est parti doucement.
     - Oui."

   Alors voilà, sa mère était vraiment morte. Plus de fantôme qui ne sait plus ce qu'il raconte. Maintenant, plus personne à aller voir à l'hôpital le dimanche, avec l'illusion que c'est votre famille, même si elle ne vous reconnaît plus. Elle était déjà morte depuis longtemps, finalement. 

   Tout s'enchaîna avec rapidité, les obsèques à organiser, la famille à prévenir. Ali vécut tout cela comme un zombie, en mode automatique, répondant aux questions, faisant acte de présence, mais il était ailleurs. Pas de consolation, pas de partage, juste de l'incompréhension et de la peine. Ali s'en fichait, car il avait eu son moment de partage, peut-être le plus beau cadeau avec sa mère depuis des années... Une complicité simple et douce, de la présence, un souffle qui respire en même temps, une main serrée, une mélodie partagée, une réunion tant attendue, au seuil de la mort. 
Inchallah.
                                                                                                                                                         EM

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