samedi 10 janvier 2015

La grâce des brigands de Véronique Ovaldé

    C'est l'histoire d'une jeune femme : Maria Cristina Väätonen,  qui à seize ans, quitte Lapérouse, sa ville natale, une mère étouffante autant que peu aimante, un père taciturne, et une soeur jalouse, pour s’installer à Santa Monica (Los Angeles). C’est le début des années 70, de la Californie et de sa littérature libertaire. Dans son errance, elle va s'installer en colocation  avec une jeune serveuse enceinte avec laquelle elle va bientôt former une petite cellule rassurante à trois, et tomber amoureuse ( ou, plutôt, en dépendance admirative et malsaine) de Claramunt, un auteur US à succès.
    J'ai adoré l'ambiance dans lequel ce roman brillant m'emportait, et signe d'un excellent livre, qui me suit encore, une semaine après l'avoir terminé. L'héroïne et sa quête d'ancrage et d'équilibre, que vraisemblablement, elle n'a pu trouver dans sa famille, elle va la chercher ailleurs. D'abord géographiquement, au soleil, loin de la froide humidité de sa ville canadienne, puis en ses pairs, afin de se recréer un noyau familial, et enfin en elle, en accouchant de romans puissants, dévoilant la vérité sur ce qu'elle a vécu. 

    Voici un petit extrait, juste pour vous donner l'esprit du livre, car vraiment, Ovaldé est une grande auteur, avec un style ciselé et profond. Elle va loin dans l'âme humaine, et fait des constats d'une rare acuité sur les relations humaines et familiale, sur la solitude humaine et la sur la bienveillance et la confiance entre les êtres.

                                     La Grâce des brigands


Les calmes après-midi du bord de mer
Maria Cristina Väätonen, la vilaine soeur, adorait habiter à Santa Monica.
La première raison de cette inclination, celle qu'elle n'avouerait sans doute pas ou alors seulement sous forme de boutade, en riant très fort et très brièvement, c'est qu'elle avait la possibilité à tout moment de déguster des cocktails de crevettes et des glaces à la pastèque sur le front de mer.
Elle pouvait s'asseoir dans un restaurant pour touristes aisés où le serveur l'interpellait par son prénom et ajoutait toujours des cacahuètes pilées à ses crevettes -il ne disait pas cacahuètes, il disait, Je vous ai mis des arachides, Maria Cristina, et il roulait les r suavement, peut-être pour faire croire qu'il n'était pas du coin. Et elle pouvait s'installer sur la terrasse du restaurant à une table qu'aucun client de passage n'aurait eu le droit d'occuper. La terrasse surplombait la baie du haut de ses pilotis, et on y sirotait des sangrias avec lenteur en contemplant le soleil qui disparaissait au fond du Pacifique dans une apothéose fuchsia. Puis Maria Cristina pouvait décider de prendre sa décapotable verte et rouler le plus vite possible sur l'autoroute, remonter la nuit Mulholland Drive au volant de sa voiture et sentir le vent frais qui vient des jardins des multimillionnaires, les jardins qu'on arrose à minuit pour que les orchidées et les roses au nom latin se sentent à leur aise, elle pouvait goûter sur son visage l'humidité des bambouseraies qu'on fait pousser en plein désert, et ensuite rentrer chez elle à l'heure qui lui plaisait, garer sa voiture en mordant sur le trottoir près du petit chemin qui descend vers la plage, claquer la porte de son appartement, jeter les clés par terre, se défaire de ses vêtements en les laissant simplement tomber sur le sol, mettre très fort la musique et allumer toutes les lumières comme si elle avait une minicentrale électrique pour son usage personnel dans le sous-sol.
Elle pouvait faire tout cela mais ne le faisait quasiment jamais.
La possibilité seule l'enchantait et lui suffisait.
Maria Cristina Väätonen aurait probablement aimé être une femme scandaleuse.
Malgré ce désir, elle ne faisait que goûter plaisamment sa vie d'écrivain et la modeste notoriété que son succès accompagnait. C'était l'autre raison pour laquelle elle appréciait d'habiter à Santa Monica: une communauté d'écrivains dépressifs et/ou cacochymes y vivait, arpentant les pontons comme de vieux squales à la recherche d'éperlans. Ils avaient tous tenté de devenir scénaristes ou présentateurs d'émissions culturelles, ils avaient réussi ou échoué, là n'était pas la question, et ils fumaient des cigarillos en regardant la mer et en imaginant s'exiler à Tanger, Paris ou Kyoto. L'un de ces vieux écrivains était l'homme le plus important de la vie de Maria Cristina.
Maria Cristina avait trente ans (ou trente et un ou trente-deux) et se trouvait encore dans l'insouciant plaisir d'écrire, acceptant la chose avec une forme d'humilité et le scepticisme prudent qu'on accorde aux choses magiques qui vous favorisent mystérieusement.


                                                                                                                                                    EM






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