vendredi 15 juin 2012

Sylvia de Léonard Michaels et autres réflexions sur la littérature


L’écrivain est celui qui a profondément envie de se faire comprendre. Celui qui veut être entendu - c’est un peu différent - deviendra homme politique, faisant des discours et se mettant en scène sur des affiches immenses, leader au regard assuré, juste avec son prénom parfois, comme un intime de la famille, le patriarche.
L’écrivain, lui, est pétri de plus de doutes, et s’il se rend public, il le fait en général avec une certaine retenue. Donner de la voix (orale, s’entend), n’est pas pour lui. Tout ce qu’il veut transmettre passe par les mots. Contrairement à la figure politique, il n’a aucune certitude, si ce n’est qu’écrire est sa raison de vivre. Il ne pourrait faire autrement, ça le sauve de la folie et du malheur. Il prend son temps, chaque jour, pour coucher sur le papier ses pensées les plus profondes, ses imaginations les plus folles, ses propos les plus osés, avec toutes les nuances dont il dispose. Il a toute confiance en la feuille, parfois moins en sa main et encore moins en son esprit. Mais quand il laisse l’inspiration divine le guider, il écrit avec frénésie, et une intense joie de vivre le prend : j’accomplie ma destinée, se dit-il. Il perd souvent sa foi au moment de faire lire son « travail », comme il est convenu de nommer son activité (comme si respirer était un travail !) – assimiler cette activité vitale et viscérale à un emploi le rend sérieux et crédible aux yeux de la société. Toujours, il se demandera comment sera reçu sa nouvelle œuvre. Parfois, c’est étrange, alors qu’il s’enthousiasme pour sa dernière nouvelle, personne ne semble l’aimer, tandis que ce roman inachevé qu’il juge ni fait ni à faire, trouve son public ! Il en vient à douter de lui et de son jugement.
Mais au fond de lui, s’il écrit autant et qu’il propose quelque chose de terminé, qu’il a relu, qu’il veut parfait au niveau de la forme, ce n’est pas que pour lui, c’est pour ses lecteurs potentiels. Pour le message qu’il leur passe, l’histoire qu’il leur raconte. Il montre sa vision du monde, il parle de lui… A l’infini… Il se réinvente à travers la fiction, croit-il au début, pour comprendre qu’il ne parlera jamais que de lui-même, c’est-à-dire de ce qu’il sent, de ce qu’il a vu, entendu, envié, désiré, vécu, détesté… de ce qui le touche, l’amuse, l’horrifie, le contente… encore à l’infini…




Toutes les formes sont à sa disposition. Le roman : quand il veut prendre son temps, pour installer les choses qu’il a à dire, le travail de longue haleine ne le rebute pas, il sait qu’il a la matière pour le nourrir, la patience et la discipline. La satisfaction de terminer un roman vaut la peine. La nouvelle : quand il est dans l’intensité d’une histoire, sans vouloir rester piégé des mois dans la même trame ; plus de rapidité, une chute plus brutale. La pièce de théâtre : l’amour du dialogue, du discours direct, des mots sans enrobage qui sortent spontanément des personnages, sans récit narratif. Le dramaturge joue à la poupée avec eux, l’un est sa voix souvent, mais tous lui parlent et sont au service d’une intrigue qu’il a décidé de jouer devant ses lecteurs et spectateurs. Il imagine quelle voix va prononcer ces paroles, sur quel ton, la scène est précise devant ses yeux. Il est étonné de découvrir ce qu’un metteur en scène aura fait de son histoire, lui donnant parfois un angle de vue parfaitement inopiné. Qu’on se réapproprie ses mots ne le laisse jamais indifférent : cela le fâche, l’amuse ou le bouleverse. Le poème : sa forme courte (plus courte que le roman), permet une concentration de signifiants, de signifié, de sensations ; les règles de versification qu’il se donne apporte un cadre à ses écrits, contrainte libératrice. Trop de liberté nuit, et face à son vers libre, il se sent perdu parfois. La prose laisse libre cours au déchaînement de son imagination, il suit les méandres de sa pensée, son écriture courant le long des lignes, comme un ruisseau qui serpente et sort de son lit.
Je viens de terminer à l’instant Sylvia, le roman autobiographique de Leonard Michaels (1992, Christian Bourgeois éditeur), dans lequel il laisse entendre sa désespérance lors de sa relation amoureuse destructrice avec le personnage éponyme, une femme irascible et déséquilibrée, qu’il a épousé jeune, dont il s’était cru le sauveur. Il était si enfermé dans cette histoire, qu’il éprouvait un besoin viscéral de communiquer librement ce qu’il pensait. Il ne pouvait le faire ni avec elle, ni avec ses amis et famille, en proie qu’il était à une immense culpabilité, ôtant toute forme de responsabilité à son épouse. Le processus d’écriture est difficile pour lui à cette époque, il décrit combien il peine, seul devant sa feuille blanche, pensant que cela devait couler, comme tant d’autres auteurs de renom le disent, mais lui, rien : « Je devais laisser le champ libre, attendre le déclic, mais je n’y parvenais pas. […] J’étais incapable de me laisser emporter par la danse ». Il alterne les passages tirés de son journal intime, frêle esquif le sauvant du naufrage total, et ceux du récit de leur quotidien de jeune couple marié à New York dans les 60’s. La construction même du roman est passionnante, car mimétique de cette volonté de retranscrire la vérité, entachée de tant de culpabilité de la part du narrateur, témoin du suicide final de la pauvre Sylvia. Elle lui répète d’ailleurs toujours que c’est inutile qu’il aille voir un psy, car il va lui donner « sa » propre vision de leur histoire, alors qu’il devrait dire la réalité.
N’est-ce point la parfaite image du travail de l’écrivain, justement, que de donner sa vision intime de la vie ? Les parties tirées de son journal viennent comme preuves irréfutables de ce qui a été. Nul doute possible, et les descriptions sont précises, sans aucune distorsion due à l’émotion. Il sait être chirurgical à sa manière, en narrant leurs disputes, avec peu ou pas de pathos. Une manière qu’à cet écrivain de crier au monde : « Mais regardez, c’est elle la folle ! Je suis la victime, je suis perdu, à l’aide ! ». Son journal a été sa soupape de sécurité pendant ces années dramatiques, elles-mêmes terreau fertile pour l’écriture, malgré ce qu’il dit de ses difficultés de se laisser emporter par son inspiration. Il a réutilisé ce matériau trente ans plus tard, avec le recul et la force nécessaire à son entreprise. Et c’est sublime, merci Michaels.
Ecrire demande de se ménager du temps pour laisser émerger la voix, car le tourbillon de la vie l’étouffe vite sous les contraintes et divertissements. Trop de joie disperse, trop de soucis aussi. Se ménager un emploi du temps dédié à l’écriture n’est pas évident. Il s’agit d’un choix. Décider un jour que c’est cela que l’on veut faire. Et le caissier devient écrivain, la banquière auteur. Aussi simple que cela, en fait. Quand l’écrivain devient-il écrivain ? Lorsqu’il est publié ? Et toutes les années passées à écrire avec délectation ou angoisse avant le succès ? N’était-il pas écrivain encore plus, mû non pas par une commande de son éditeur ou une attente du public du tome 2, mais par sa rage passionnée de coucher des mots sur le papier ? Quand il est best-seller, n’est-ce pas difficile de se renouveler, de se réinventer, encore et encore ? Vieillissant, a-t-il plus confiance en lui, ou pense-t-il avoir perdu la verve de sa jeunesse ? Son innocence, son goût du risque, de l’époque où personne ne le connaissait, où il se permettait d’aller jusqu’au bout : « Personne ne connaît ma tête et je trouverai un pseudonyme », les possèdent-ils avec autant de spontanéité ? Il se sait attendu, son style est maintenant connu et analysé, ses lecteurs l’adulent et le catégorisent, ses critiques encore plus. Ecrit-il autant pour lui qu’avant ou pense-t-il davantage à l’accueil qu’aura son ouvrage ? « Non, décemment, je ne peux pas dire ça, ça les choquerait, je les ai habitués à autre chose. »
L’auteur peut aussi passer par l’autre chemin, celui qui le mène du besoin de reconnaissance, avec un style léché et revu et corrigé maintes fois, à traiter des sujets qu’il juge sérieux, ou au contraire à verser dans le populaire, parce que ça marche, ou encore se mystifier en cynique ou encore intellectuel de référence, pour des années après, surprendre le public et les critiques par un écrit d’une pure innocence et d’une humble honnêteté. Ainsi Sartre a beaucoup touché avec la simplicité sans fard des Mots, F.Beigbeder a conquis en dévoilant une autre facette de lui, beaucoup moins fanfaronne et ironique dans Un roman français où il ose enfin dévoiler sa vulnérabilité, donner un peu de sa personne. Beaucoup d’écrivains ont des phases, en s’approchant ou s’éloignant de l’autobiographie, comme si c’était un genre totalement à part, n’ayant rien à voir avec ce qu’ils écrivent habituellement. On le classifie comme genre, pourtant, comme sous-genre même.
Petit message personnel post-mortem  à Léonard Michaels : tu m’as fait du bien à ta manière. Les relations passionnelles destructrices, où l’on ne sait plus ce qu’aimer veut dire, où l’on se sent pris au piège, incapable de bouger sous peine de voir l’autre se défenestrer, et bien ça existe, et quel bonheur de pouvoir en parler. Ecrire paradoxalement permet de dédramatiser, en mettant de la distance entre le vécu et sa compréhension, parfois des années après. Comprendre que l’on est responsable que de soi-même, pas des réactions que l’on génère chez l’autre. Ecrire un drame, c’est mettre en scène ce que l’on a été ou pensé ou vu ou senti, dans un monde virtuel, car créé par l’auteur. Un monde qu’il contrôle mieux que la vraie vie, et dans lequel se passe tout ce qu’il décide. La littérature, vie ou reflet de la vie ?
                                                                                                                         Emilie Jullin

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire