dimanche 23 juin 2013

L'HISTOIRE D'ALI (part 1)


Je m’appelle Ali. Né en Algérie, mais aucun souvenir. Je suis venu en France avec mes parents, lorsque j’avais 4 ans.
On s’est installé à Chalon sur Saône. Pas très ensoleillé, mais on s’habitue à tout. Ou plutôt, les désirs apprennent à s’émousser, pour ne plus être qu’un flot brumeux de vagues envies, dont on ne sait plus trop pourquoi. Mon père Youssef est encore vivant, hélas. Il me débarrasserait bien, celui-là.  Je ne le dirai jamais à haute voix, j’ai peur de la sentence d’Allah.  Car je crois, de manière absolue. Sans détours ni argumentation fallacieuse. Je me dis aussi que Allah sait, alors il m’exaucera peut-être quand ça sera le bon moment. Je n’ai guère confiance en moi, mais je suis adaptable, et sais être « le bon arabe ». « Toi, Ali, c’est pas pareil. Toi, t’es pas une racaille, tu bosses, t’es sérieux, pis tu nous emmerdes pas avec l’Islam. »


La seule chose que je sais faire est écrire. Dire. Exprimer. Par tous les moyens que je possède. Je me demande bien pourquoi. Ma mère, Marie, est d’origine française. Elle est de partout et de nulle part, a-t-elle coutume de dire. Elle est malade depuis quelques années. Elle est plus souvent à l’hôpital qu’à l’appartement. Elle est gentille, je l’aime beaucoup. Je sais qu’elle m’aime aussi, même si elle est toujours de l’avis de son mari.
Elle dit comme lui, qu’un garçon de 24 ans devrait être marié et avoir un bon travail. Je ne sais plus trop ce qu’elle pense, car elle répète souvent des phrases qu’elle a entendu : « la voisine pense aussi que ton attitude est impardonnable ! » Youssef est violent, et fait régner l’ordre domestique tyrannique sans même avoir eu besoin de lever la main sur nous, ou alors si jeunes, que le pli était pris. Une bonne gifle, une claque sur les fesses, puis ne plus nous parler pendant plusieurs jours. On ne savait jamais trop pourquoi, avec Abdel, mon petit frère. Ça semblait ne choquer personne, tout ces cris dans l’immeuble. Mais hier, en allant voir ma mère, la concierge, Mme Mougin, m’a dit, au détour de la conversation : « ben c’est sûr que vous avez pas eu bien de la chance, avec ton frère. Moi, il m’a toujours fait peur, votre père. » Je n’aime pas quand ma mère reprend les phrases de tout le monde comme parole sainte, alors je ne vais pas m’y mettre aussi. J’ai l’habitude de me faire mon idée par moi-même, même si parfois, je me sens perdu. Je proscris la haine et le jugement à l’emporte pièce, et me fie aux petits signes de rien du tout. Mme Mougin, elle tricote des écharpes pour tout le monde, et la mienne est vert d’eau, « pour aller avec mes yeux ».







Petit, vers 5 ans, je me souviens que ma mère pleurait tous les soirs. J’essayais de la consoler. Un soir, elle m’a fichu une gifle. «Pourquoi tu pleures, maman ? » lui avais-je juste demandé.  Puis, mon père était rentré dans la cuisine, et elle avait essuyé ses larmes et s’était mis aux fourneaux. « Qu’est-ce qu’il y a, encore ? » avait aboyé mon père avec sa voix des mauvais jours. « Rien, mais Ali commence à sérieusement me courir sur le haricot, à trainasser toujours dans mes pattes… » J’avais été puni, enfermé dans ma chambre pendant le reste de la soirée. Je préférais ça, finalement, car les repas, sinon, étaient un peu difficiles. Youssef hurlait plus qu’il ne parlait, et si le sel manquait, c’était la catastrophe.
Je crois que je m’en veux à moi-même, en tant qu’homme, de m’être laissé martyrisé ainsi chaque jour de ma vie. Ma mère me protégeait, malgré tout. Avec Abdel, on allait jouer au foot de 8h du matin à 9h du soir, dès qu’on n’était pas à l’école. L’appartement était trop insécure. Une gifle ou un coup de pied si vite arrivés. Mais je crois que les coups, je m’en fichais : au moins, y’avait une douleur physique, qui faisait qu’on savait pourquoi on pleurait. D’ailleurs, c’était la phrase fétiche de ma mère, pour ponctuer les coups de son mari. Mon prof de math de 5ème avait dit un jour cette phrase que je n’ai jamais oublié : « qui aime bien châtie bien ». La boucle était bouclée, j’étais battu et traité ainsi par amour. Ce petit système de torture mentale était bien rôdé. C’est simple, je ne respirais pas, dans le logement familial. Me sentir chez moi ? Je crois que je n’ai jamais vraiment compris ce que cela voulait dire, avant d’avoir mon propre appart.

Je soufflais quand j’allais chez mes grands-parents, à la campagne. Ils me laissaient courir à peu près libre dans la ferme. J’aimais beaucoup les animaux. C’est là que j’ai dû développer cet amour inconditionnel pour les chats, les vaches, les chevaux. Tout ce que je trouvais aux abords de la ferme, même les arbres et les fleurs. On parlait le même langage. Celui des yeux. Pas besoin d’expliquer, on se comprenait. Surtout avec Sidonie, l’ânesse aux yeux gris. Putain, quand elle est morte, j’ai pleuré les larmes de mon corps. Youssef m’appelait « tapette » cet été-là. Ma peine était au-delà des mots et m’avait immunisé.

Minou, le chat de la ferme

Quand je rentrais encore plus bronzé, en septembre, pour la reprise scolaire, ma joie était à son comble, mais s’effondrait en général dès le premier repas. « Mange ton assiette et arrête de parler, Ali. Et cette année, t’as intérêt à augmenter ta moyenne, je te préviens. », répondait mon père à mon regard pétillant et à ma tonne d’anecdotes de la ferme à raconter. La joie emmerdait mon père, clairement, surtout quand elle venait de moi. Elle l’insupportait. Comme quand Karen, ma première copine, appelait à la maison, et qu’il ne me transmettait jamais. Elle ne me croyait pas.
Avec le temps, avec Abdel, mon frère, on s’est dessoudé, ce qui m’ennuie bien, mais je n’y peux rien…

La folle du 2nd, dans l’immeuble, me prenait toujours à part quand on se croisait. Elle gagnait sa vie en lisant les lignes de la main et sa plaque indiquait  Mme Ramoux, Magnétiseuse.  Les parents ne l’aimaient pas, alors je la fuyais aussi. Je me sentais pourtant bien avec elle, car elle me regardait dans les yeux quand elle me parlait. A la maison, mon père ne nous regardait jamais. Il restait assis dans son fauteuil à regarder la TV. Eteinte. Silencieux. Il ne répondait même pas à sa femme. Par contre, quand ses deux collègues venaient le chercher pour aller au bar, il s’animait comme un fou furieux, et devenait « le Chef Youssef », comme il se plaisait à se faire appeler par ses amis. « Quel boute-en-train, ton père, petit ! me disaient-ils. Quelle chance tu as ! ».
Alors comme j’avais de la chance, je ne mouftais pas. Petit, je ne peux pas me plaindre, car je dirais que je n’ai manqué de rien de vital. Mais c’est quand ma mère a commencé à avoir les premiers symptômes de son Alzheimer, que ça s’est corsé. Le Youssef parlait de moins en moins et devenait de plus en plus violent. L’adolescence a été une merveille sans cesse renouvelée de vexations diverses et variées : «  Ferme la bouche, tu rayes le parquet, Ali ! », apparemment j’avais de grandes dents. «  T’es un homme ou une femme ? Maigrichon ! », « Tu vas être petit, comme ton grand-père. Une couille molle celui-là. », « Cache toi, avec autant de boutons, on ne va pas sortir avec toi ! ». Paroles de père. Paire. Perd.
Bref, je pensais que j’étais laid, frêle, sans virilité. Avec les filles, ça n’a pas été simple. Je leur plaisais de prime abord. Le « métisse aux yeux verts », elles m’appelaient en 4ème. Et puis, j’ai poussé d’un coup, jusqu’à dépasser le Youssef. Il a arrêté de m’insulter le jour où j’ai planté mon poing dans le mur à côté de sa tête. En plus, je l’avais croisé en sortant du collège, il ne m’avait pas vu. Je m’étais planté devant lui, et il était passé tout droit. C’est son ami Juan qui s’était retourné : « Youssef, c’est qui ? C’est pas ton fils, dis ? ». Là, il m’avait reconnu, et m’avait dit « à tout à l’heure ! ».
J’ai passé mon adolescence à me pincer pour me prouver que j’existais pour les autres. A me regarder dans la glace de l’entrée, vêtu de mon dernier survet’, pour voir si j’étais beau.  Je me suis rasé en cachette, de toute façon, l’autre se serait moqué de moi. L’impression en moi de ne pas être vraiment un gars. Pas être vraiment un fils. Pas avoir vraiment de famille, de chez moi. Illégitime. Gênant.
Ma mère faisait ce qu’elle pouvait. Elle était gentille avec nous. Elle se laissait faire, car elle admirait son beau Youssef, et s’en voulait sans doute, car au bled, où elle l’avait rencontré (ses grand-parents pied noirs y avaient une ferme), il avait de l’applomb. A 18 ans, ils étaient tombés fou amoureux. Je crois qu’ils ne s’en sont jamais remis. J’ai grandi dans cette légende. Et les légendes sont pleines d’illusions pour ceux qui ne les ont pas vécues. Ils sont allés en France quand j’étais petit. L’occasion rêvée pour Youssef, qui voulait se réaliser en France. Il avait un don de chanteur, depuis longtemps. J’avais une immense admiration pour mes parents. Ça ne s’est pas passé comme ils l’auraient voulu. Youssef a pris un petit boulot dans une banque, ce qui était déjà un honneur, lui répétaient ses patrons. A l’époque, les arabes bossaient sur les chantiers, point barre.
Ma mère, elle perd la boule, maintenant. Mon père boit bien trop. Abdel s’est marié l’été dernier avec Samira. Je n’ai plus personne. La folle du 2nd, je pense à elle de temps en temps, je ne sais pas pourquoi. Je ne me sens pas chez moi dans cette ville. J’ai fait des études de commerce, un BTS puis un IUT. Mon poste dans une boîte d’assurances m’inintéresse.
Je me demande ce que je fous là. Je me sens morcellé comme un vulgaire puzzle. Tout est à redessiner. Quel est le motif ? 


Un vulgaire puzzle

               (à suivre ? on verra !)
                                                                                                                                                        EM


1 commentaire:

  1. Je relis tes textes Annie. Pour faire une pause, rien de mieux qu un peu de bonne litérature...que des sentiments innondés de réalité.
    Gros bisous, ta fée

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