mercredi 9 octobre 2013

L'HISTOIRE D'ALI (Part.17)

     Il avait encore une heure avant d'arriver à Lille. Il aimait ces longs trajets en train, où il n'avait rien d'autre à faire que de penser, de regarder le paysage, et d'être immobile. Immobile en mouvement, pensa-t-il : le comble du paradoxe. Etre transporté. Se laisser transporter. 

   Il songea qu'il parlait peu avec Simone, elle lui semblait un peu trop brute de décoffrage, un peu trop spontanée et décidée. Sa folie créative lui faisait peur, elle ne semblait avoir peur de rien, et surtout pas du ridicule. Ali n'avait jamais osé être ainsi, et il l'enviait. Elle paraissait si sûre d'elle. Quand elle n'aimait pas quelque chose, elle le disait. "ça coûte rien de d'mander" était un titre d'une de ses chansons, sur un air cabaret, qui résumait bien sa façon d'être, pour Ali. Elle l'inspirait, finalement, et il n'y avait bien qu'entre extra terrestres qu'ils pouvaient se comprendre. Ali réalisait qu'il n'avait jamais été compris par son milieu, et que ça avait été sa norme, depuis longtemps. Alors il s'était habitué aux rebuffades de toutes sortes, sans penser une seconde qu'une autre voie était possible. Comment envisager quelque chose, quand on ne connait pas cette chose en question ? A Châlon, entre les ordres de son père et la docilité de sa mère fantôme, les coups de son frère et les moqueries de ses camarades quand ils le voyait avec son étui à guitare alors qu'eux ne juraient que par la play-station, Ali avait grandi en passant entre les balles. Il s'était adapté un peu à tout et à tous, cherchant juste à survivre et à manger, sans demander rien de plus. Un peu de joie et de rigolades, sans nul doute il en avait eu, de brefs instants de liberté volée, qui lui avait parue magnifique. Il ne s'était jamais plaint, comme beaucoup de victimes, de faibles, appartenant à la majorité silencieuse, de celles des bons et des justes, qui ne sauraient nuire même à une araignée. Il en avait juste assez de se nuire à lui-même en n'empruntant pas la voie qui lui était destinée. Il la connaissait au fond de lui, cette voie. Il savait mieux que quiconque ce qui le rendait vivant. Mieux que la conseillère d'orientation au lycée, qui l'avait dirigé vers ce BTS, qui l'avait mené chez cet assureur au nom de guerrier grec (ou de déodorant pour homme bon marché, se plaisait-il à penser).

   Il se mit à griffonner quelques paroles qui lui vinrent à l'esprit, en fredonnant une mélodie.

Moi j'assure, y'a pas de lézard
Avec moi, aucun souci
Rien n'est laissé au hasard
C'est l'agent qui vous le dit

REFRAIN
Agent... d'assurance
Assurer, c'est mon  métier
Agent... d'assurance
J'assure même sans y penser

Je rassure, c'est mon métier,
Pas de défaillance à dénoter
Les bijoux, les biens de famille
Les voitures, et même les vieilles guenilles

Tout est bon, à assurer
Faut rien laisser de côté
L'argenterie de belle maman
Sans oublier ses diamants

REFRAIN

Les tableaux, mais pas les faux
Même votre vie, je vous le dis
Assurez-la, on sait jamais
La mort est si vite arrivée



    Il s'arrêta car le train venait de stopper : il était arrivé. Il sauta sur le quai et se dirigea vers le hall. Une tête blonde coiffée d'un béret vert pomme lui sauta dessus : "Surprise !" lui jeta Simone, avant de lui prendre le bras et de l'emmener vers le camion.
" Ce soir, c'est spécial, on joue dans une salle un peu plus grande, et comme on n'a peu de temps pour la balance, on s'y rend de suite et après, on va trinquer !
  - Super", répondit Ali, abasourdi par la tornade qui s'abattait sur lui. Il se sentait si heureux qu'il n'osait trop se réjouir. C'était peut-être un rêve, la claque allait arriver à un moment ou à un autre, la vie n'était jamais aussi sympa.

   Ils firent la balance tous les trois, avec Xavier le contre bassiste, et quand ils furent bien calés, ils  se rendirent dans le bar attenant. Xavier commanda une bouteille de Champagne : "C'est l'anniversaire de Madame, ce soir !" lança-t-il en ouvrant la bouteille. Simone fêtait ses 31 printemps. Ali se sentit désolé de ne pas avoir été au courant, et se rendit chez le fleuriste plus haut dans la rue, d'où il revint avec un bouquet de roses. Sa galanterie était toute naturelle, et Simone apprécia le geste. "C'est ton jour, Simone, tu as le droit de faire trois voeux", lui dit-il. Elle sembla encore plus contente de ce cadeau-là. "Tu promets qu'ils vont se réaliser ? lui demanda-t-elle. "Je te l'ASSURE ! et je suis assureur, je te le rappelle." La soirée commença dans les rires, et la douce euphorie du Champagne les gagnant, leur concert fut le meilleur depuis leurs débuts ensemble. La connexion passait divinement entre eux ce soir-là, les solos d'impro coulaient avec grâce, et Simone fut plus radieuse que jamais, la voix mutine et les commentaires hilarants. 
Le concert se termina sur un Happy Birthday, en guise de dernière chanson, que le public reprit avec chaleur.
Ali se coucha avec un sourire de roi, les pieds posés sur l'étui de sa guitare fétiche. Satisfait.
                                                                                                                                                     EM



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