jeudi 26 avril 2012

Règles : oui, c'est le titre de cette nouvelle !


Règles


Cathy aimait descendre au lagon tous les matins. Elle habitait en haut de la ville, et la plage était en contrebas, sorte de petit San Francisco. Chaque matin, elle se levait sans aucune idée de l’heure, se couchant à vingt et une heure comme à trois. Elle avait une sacro-sainte horreur des réveils matin. Ils avaient le don de la tenir éveillée la nuit, occupée qu’elle était à décompter chaque heure de sommeil qui lui restait jusqu’à la fatidique sonnerie. Ils matérialisaient en quelque sorte un temps borné, qui ne dépendait plus d’elle. Depuis de nombreux mois, elle en était exempte puisqu’elle ne travaillait plus. Elle avait d’abord été mise en congé maladie, puis tout simplement remerciée de son poste d’« institutrice » (elle utilisait toujours cette ancienne dénomination) dans une école catholique de la ville, devant laquelle elle évitait de passer maintenant. Son trajet quotidien à la plage était ritualisé : la rue commerçante jusqu’en bas pour descendre, car elle était à l’ombre. Elle regardait les boutiques de vêtements, et parfois s’arrêtait essayer une paire de chaussures à talons dont elle n’avait nul besoin. Avant de remonter, elle achetait quelques légumes chez le marchand, un peu de poisson ou du poulet quand elle sentait qu’elle avait vraiment faim, puis elle prenait la rue principale. Si la librairie était encore ouverte, car elle fermait à midi pile, elle entrait y feuilleter les nouveautés.



Elle connaissait peu de monde dans sa ville, hormis son frère et son épouse, quelques anciennes collègues et son amie Marta. Quant à sa vieille voisine gâteuse, elle s’en serait bien passée ; celle-ci l’exaspérait au plus haut point, faisant figure d’autorité - en tant que doyenne- dans la petite résidence qu’elles partageaient. Sortir les poubelles sur le trottoir de gauche, garer la voiture sans dépasser de l’auvent, fermer à double tour le loquet du portillon en rabattant la poignée à droite… La semaine précédente, elle l’avait même attendue jusqu’à trois heures du matin, Cathy étant exceptionnellement sortie, pour se rendre au baptême de son neveu, et cela s’était éternisé plus que de raison. La vieille l’attendait toutes lumières allumées, campée sur ses deux pieds, et hurlant à son intention : «  Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit à cause de vous ! Le portillon n’était pas fermé ! ». Cathy était fatiguée et n’avait qu’une envie, retrouver la douce intimité de son lit ; elle se sentit tant agressée par la voisine qu’elle ne put répondre autre chose que « Tais-toi ! ». La vieille continua à l’invectiver dans son jargon créole, parlant des risques de se faire violer… Toi, la vieille, te faire violer ?! Dans tes rêves… Depuis cet épisode, quand elles se croisaient, environ deux fois par jour, la vieille ne répondait plus à ses saluts, peu importe.
Cathy avait des allergies. La première : au lait de coco. Pas contraignante du tout, quoique dans son île, on cuisinait assez souvent avec cet ingrédient. L’autre, plus gênante, était au gluten, au blé, autrement dit. Elle se cassait la tête pour contourner le pain et les pâtes, ce qui l’obligeait à manger chez elle la plupart du temps. A dire vrai, elle préférait. Elle voulait savoir ce qu’elle ingurgitait, et n’achetait que des produits garantis sans pesticides. Enfin, elle avait une allergie forte et très particulière, une sorte de TOC, lui avait dit le psychiatre qui l’avait mise en arrêt longue maladie : elle était allergique aux règles. A toutes les règles. A l’école, quand la directrice exigeait de voir les cahiers de bord de la classe, Cathy refusait. Elle ne les remplissait pas. Elle faisait des évaluations quand elle l’estimait nécessaire, et pas seulement pour respecter les dates officielles. Elle ne se pliait pas à la sacro-sainte visite de l’inspecteur, devant lequel ses collègues faisaient des ronds de jambe. Elle le trouvait stupide et détaché des réalités pédagogiques. Cela s’était compliqué quand elle avait refusé de se conformer à certains points du programme, préférant inventer une comédie musicale avec ses élèves pour leur apprendre à danser, chanter, jouer d’un instrument. Elle avait argué à la directrice que les enfants apprenaient bien plus comme ça, et qu’elle, au moins, passait du bon temps. Après la crise de nerfs et de larmes qu’elle avait faite devant l’inspecteur et toute sa classe, ce dernier avait jugé bon qu’elle prenne un peu de repos, pour penser à une reconversion peut-être.
Depuis, elle avait réorganisé son emploi du temps, en se gardant bien d’obéir à une quelconque règle extérieure qui ne lui conviendrait pas. Elle ne mettait plus sa ceinture de sécurité dans sa grosse Volvo hors d’âge, car elle n’aimait pas se sentir coincée. « Si je meurs dans un accident, ça me regarde, c’est MON droit ! » pensait-elle. Elle avait donné quelques cours particuliers puis, au bout de peu de temps, avait constaté qu’elle faisait des plaques d’eczéma une heure avant d’y aller, de façon systématique. Elle ne supportait pas d’organiser sa journée en fonction de ce malheureux cours, et avait donc arrêté. Elle n’avait plus ses règles depuis des mois, et cela l’arrangeait presque. Elle n’y pensait guère, se disant que ses ovaires avaient sans doute envie de repos. Ce n’était pas une grève, aucune revendication, elle le sentait bien, si ce n’est celle d’être tranquille ! Oui, Cathy, comme ses ovaires, avait envie de repos et d’espace. Elle avait un grand appartement et aimait le confort de chaque pièce. Cet appartement représentait son intimité, nul n’était autorisé à y pénétrer, sauf réelle envie ou besoin. Son frère et sa femme venaient rarement prendre un café, elle supportait difficilement les remarques idiotes de cette dernière, préoccupée principalement de sèche-linge en panne et de nouvelles marques de yaourt, avec moins de calories. En outre, Cathy exécrait les gens au régime, par excellence ceux qui suivaient des règles édictées par d’autres qu’eux pour se nourrir : « tu comprends, il est diététicien ». Sa belle-sœur ne mangeait plus que des steaks et du jambon, agrémenté de fromage blanc, et avait perdu quatre kilos, ainsi que pas mal de cheveux. Cathy se faisait une priorité de ne manger que ce qu’elle aimait, quand elle avait faim. Qu’importe l’heure et l’étrangeté des mets. Ses menus étaient incongrus et aurait choqué un éventuel conjoint, dont elle se félicitait de n’être point pourvue : le matin, purée d’aubergine à l’ail avec un thé japonais, ou alors un kilo de noisettes avec du chocolat, un avocat avec son porridge… Ses repas pouvaient être mono couleur ou alors mono aliment : tout rose ou juste des endives pendant deux jours. Parfois, elle cessait de manger, soulagée de ne pas avoir à cuisiner, perdant l’appétit au fil des heures, pour se réveiller quelques jours après avec une fringale inouïe et jouissive. Elle n’avait évidement pas suivi la prescription du médecin du travail, les anxiolytiques ne lui inspirant pas confiance : bleus vifs, bourrés de colorants chimiques.




Son allergie aux règles se renforçait : depuis quelques semaines, elle ne respectait plus celle, élémentaire, de la politesse. Son frère l’avait vertement semoncé lorsqu’il avait appris par la bouche de leur mère, que Cathy avait traité leur père de sombre crétin par téléphone. Celui-ci, militaire à la retraite, en imposait habituellement à ses  proches, et même s’il n’avait pas été exemplaire dans son rôle de père, il était tout de même le patriarche. Qu’à cela ne tienne, Cathy avait répondu à son frère qu’elle se passerait donc de le voir, parce qu’elle ne pouvait plus faire bonne figure, comme avant. « Fais un effort, martela son frère la semaine précédente. C’est leur anniversaire de mariage, tu ne peux pas rater ça ! ». « Bien sûr que je peux, répondit-elle. Mais puisque tu insistes, alors je vais m’y rendre, et j’essaierai de passer un moment agréable. » Si tant est que ce soit possible dans cette maison, manqua-t-elle d’ajouter. 
Le dîner fut catastrophique, aux dires de son frère, ne lui revenant à la mémoire que le plat de gigot d’agneau et de flageolets décrivant une volute artistique à travers la salle à manger, allant repeindre une partie de la tapisserie à fleurs orange et marron. Son  père, comme à son habitude, avait passé le repas à disputer copieusement sa femme, et avait eu le malheur d’ordonner à sa fille d’aller chercher le « bon » couteau à pain, la faisant se lever deux fois d’affilée. Elle avait vu rouge : elle ne se souvenait que de cette sensation de chaleur forte qui l’avait submergée, depuis le bas du ventre jusqu’au sommet du crâne. Un élégant : « Tu peux te le mettre au cul, ton foutu couteau ! » avait accompagné le lancer olympique du plat, devant les regards ébahis de l’assemblée. Elle s’était rassise un instant, avait pris le temps de manger sa quiche lorraine, puis était partie, expliquant qu’elle digèrerait mal, si elle restait dans cette atmosphère confinée. Son père, bouillant de rage, s’était mis à hurler, mais elle n’avait pas bien saisi ce qu’il disait, occupée à remettre ses chaussures, puis à redémarrer sa voiture. Quelle journée, avait-elle pensé ensuite, se félicitant de rentrer si tôt dans son cocon. Son cœur battait encore et elle se mordait les joues pour ne pas hurler de joie au souvenir de ce véritable cri du cœur qu’elle avait poussé. Au moins, son allergie aux règles lui permettait d’être enfin spontanée.
Entre autre refus de règles, répondre au téléphone et aux courriers étaient ses derniers en date. Elle avait résilié son abonnement de téléphone portable et sa connexion internet, se retranchant de plus en plus chez elle. Elle s’y sentait bien, et ne voyait nulle raison de se forcer à sortir. Sa seule échappée rituelle étant d’aller nager au lagon, qu’il pleuve ou qu’il vente. Elle mettait son masque, son tuba et ses palmes, et pendant une heure, s’immergeait dans le monde aquatique, où pas un son ni un souffle ne filtrait, et où rien ne l’agressait. N’étant plus à l’école chaque jour, de grandes plages de temps l’avaient d’abord angoissée, pour finalement se transmuer en vrais moments de vie. De grandes choses l’attendaient chez elle ; elle avait tout d’abord rangé chaque pièce et mis une bonne moitié de ses affaires dans des cartons pour les bonnes œuvres. Puis, armée d’un pinceau, elle avait repeint chaque pièce : bleu électrique et jaune citron pour la cuisine, rose et orange pour le salon, noir pour son bureau, et sa chambre s’était ornée d’une fresque géante, représentant des fonds marins, approximatifs, puisque c’était la première fois qu’elle s’essayait à la peinture. Qu’importe, c’était sa propre vision des coraux et des poissons, nul autre qu’elle n’étant autorisé à pénétrer dans sa chambre, personne ne jugerait son œuvre. En cuisine, elle se mit en tête de faire des bocaux de confitures et des conserves étonnantes : noix de coco/ citron confits, pommes/ goyaviers, patate douce/chocolat noir, qu’elle ne mangeait pas. Son frère et Marta en furent les heureux bénéficiaires.
Elle avait connu Marta, comédienne de formation, lors d’un stage pédagogique de théâtre à l’école, que celle-ci animait. Son amie avait une cinquantaine d’années, soit quinze de plus que Cathy, et un fichu mauvais caractère, l’isolant du genre humain, selon ses désirs, si on l’en croyait. Elles se voyaient une fois par semaine, lors d’un déjeuner ou d’un dîner, délicieusement arrosé de champagne pour Marta, et de jus de betterave pour Cathy. Elles dînaient habituellement dans le même restaurant, une simple taverne où elles pouvaient bavarder tranquillement en mangeant un plat qu’elles aimaient, le patron, avec le temps, ayant appris à composer avec les goûts de ses deux fidèles clientes. Marta mangeait peu, mais avaient des rondeurs imposantes, tandis que Cathy dévorait et restait mince. Toutes deux s’en fichaient éperdument, Cathy car elle s’était extraite du marché de la séduction, et Marta car elle jouait un personnage dans une pièce qui tournait depuis des mois, de vieille grosse rombière, lui permettant de se laisser un peu aller. Depuis que son allergie s’était accrue, Cathy appelait Marta au dernier moment pour lui fixer l’heure et le jour du repas, et avait déjà changé deux fois de restaurant. Marta était une femme d’habitudes, et était déroutée par son amie.
Quelle ne fut pas sa surprise, ce soir-là de mars, quand elle vit Cathy accepter un verre de champagne, que lui offrait un inconnu dans le nouveau restaurant où elles dînaient ! « Envoie le paître, voyons ! Ce serait bien la première fois qu’un homme trouble notre dîner !» Au lieu de ça, Cathy montra son amie du doigt et sa coupe, de manière à ce qu’elle ait aussi la sienne. L’homme, heureux d’avoir un prétexte pour leur parler, s’empressa d’apporter la deuxième coupe et d’avancer une chaise. « Puis-je vous tenir un peu compagnie Mesdemoiselles ? Je me présente : Valère Cochin, représentant en déguisements et costumes de fête ». Cathy eut un large sourire et se présenta à son tour : « Cathy Débordé, ou déréglée devrais-je dire, plongeuse en tuba, conservatrice de fruits en tous genre et peintre subaquatique, enchantée de faire votre connaissance. Voici Marta Verte, actrice spécialisée en formats king size, et misandre de premier ordre, faites attention ! ». Marta soupira, puis but sa coupe cul sec, en ajoutant : «  Il ne sait même pas ce que ça veut dire, je te le parie. » Valère sourit d’un air piteux, répétant : « Misandre ? ... heu… c’est sans doute le nom d’un personnage de Racine ! ». Cathy lui expliqua que Marta n’aimait pas les hommes. Pas dans le sens homosexuelle, simplement, elle les jugeait inférieurs. « Oui, je n’y peux rien, je porte des générations de femmes amazones dans mes veines, et suis facilement énervée par les mecs », ajouta la comédienne. Cathy lui fit remarquer élégamment qu’elle acceptait quand même leur champagne, ce qui était un bon début. Ils passèrent une fort joyeuse soirée, Marta jouant le lendemain, les quitta tôt. Ils allèrent boire un dernier verre sur le front de mer et allèrent regarder les bateaux dans le port. S’installant sur la jetée, elle le contempla au clair de lune.     
      Valère devait avoir dans les vingt cinq ans, grand et maigre, les cheveux frisés, des lunettes en écailles d’un autre siècle, et les dents écartées. Il compta les étoiles avec elle, puis glissa son bras sur ses épaules. « Puis-je ? Me permettez-vous ? » lui souffla-t-il doucement. Cathy le fixa sans ciller. Elle n’avait pas été au contact d’un mâle depuis des années, et ne se souvenait plus de rien. Etait-ce une façon de séduire ? Etrange les jeunes gens, maintenant. « J’adore me déguiser », lui confia-t-elle à l’oreille. Il en profita pour l’embrasser. Elle se recula, hésitante. Il se releva, lui tendit la main pour l’aider à se redresser et annonça qu’il avait une surprise pour elle. Elle le suivit guillerette sur la jetée, pour rejoindre sa voiture. « Où m’emmènes-tu ? s’enquit-t-elle. « Chez moi, en tout bien tout honneur ! Dans mon garage. Je vais te faire découvrir ma collection personnelle. »



Une fois chez lui, il la fit entrer dans une sorte de bungalow, au fond d’un jardin, dans lequel il ouvrit plusieurs caisses et penderies, regorgeant de costumes, perruques, chapeaux et accessoires divers. Il tira un rideau noir, et déplaça une grande psyché, dans laquelle ils pourraient se mirer. « Princesse des mille et une nuits ? Gladiateur ? Cosmonaute ? The King ? …». Ils passèrent la moitié de la nuit à jouer toutes sortes de rôles. Quand elle se sentit fatiguée, la jeune femme alla s’asseoir sur la banquette. « Attends, lui lança-t-il, demande-moi un dernier personnage, ce que tu veux et j’exaucerai ton vœu ! ». Elle répondit : « Moi, Cathy Débordé ». « Tu veux le costume de la vraie Cathy ? Le plus ressemblant possible ? » Il s’approcha d’elle, la fit lever, puis délicatement enleva sa jupe, son corsage, son soutien-gorge, et sa culotte. Il détacha ses cheveux. Puis, il se déshabilla à son tour, terminant par ses lunettes. « Je te vois flou, mais après tout, j’ai sans doute été conçu comme ça exprès, la netteté et la précision, ça doit me fait peur ! » lui lança-t-il. Elle ne bougeait pas. Il avança vers elle doucement et commença à toucher ses bras, ses épaules, son cou, ses joues, son ventre, ses seins, ses coudes, ses fesses… « J’ai l’impression d’exister à nouveau, murmura-t-elle. J’aime que tu dessines les contours de mon corps. » « Tu me plais, dans cette tenue », lui dit-il dans un sourire.
La fin de la nuit fut encore plus excitante que le début, chacun se livrant à l’autre avec beaucoup de simplicité. Au matin, Cathy regagna son appartement avec allégresse.

Le lendemain, elle avait ses règles à nouveau.

                                                                                          Nouvelle écrite en  mars 2012,                                     

                                                                                                               Par Emilie Jullin

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