lundi 23 septembre 2013

L'HISTOIRE D'ALI (Part.16)

     Vendredi soir. TGV, voiture 16.
     "Ce que les autres te reprochent, cultive-le, c'est toi", lut Ali sur le calendrier posé sur le comptoir. C'était une citation de Jean Cocteau.
"Il n'a pas dit que des conneries, ce bon vieux pédéraste..." songea Ali, en payant sa bouteille d'eau au wagon bar. 

   Ali se sentait important, dans ce train en direction de Lille. Il se savait attendu par le groupe, et rien que cette idée l'enchantait. C'est précieux, d'être attendu. De se sentir utile, aussi. Finalement, se sentir utile, c'est aussi faire ce qu'on aime faire, car ce qu'on aime faire, on le fait bien. Ali se forçait de plus en plus dans sa boîte d'assurances, et il se faisait souvent reprendre par son responsable. " Moins performant, ce mois-ci", lui avait-il asséné. Ce qui n'avait même pas fait ciller le jeune homme. Il s'en contre fichait éperdument. Pourtant, Ali n'aimait pas déplaire et déranger. Il avait l'habitude de passer inaperçu. La discrétion faite homme. Long profil acéré, yeux bruns, cheveux sombres, teint doucement hâlé, mince, musclé, mais rien d'ostentatoire. Il ne comprenait jamais pourquoi il plaisait à certaines filles. Il se disait toujours qu'elles allaient s'apercevoir de la supercherie au  bout de quelques jours, voir quelques heures. 

   Au travail, il se demandait comment Brice, son "chef", pouvait une seconde croire aux "produits" qu'il vendait. "On vend la sécurité, Ali, ne l'oublie jamais. Et la sécurité de ses proches et de ses biens n'a pas de prix." Ali avait beau essayer, il n'y croyait pas. Pour ce qu'il s'en fichait de savoir que l'appartement qu'il louait était assuré contre les sinistres, que sa voiture était "tous risques", que sa franchise pare-brise était peu élevée... A force de ne parler que de ça toute la journée, de tenter de convaincre des clients heure après heure qu'il était utile, voire nécessaire d'assurer la moindre parcelle de sa vie, afin d'en éliminer l'imprévu, il finissait pas tomber dans l'absurde. "Comme si l'on contrôlait tout ! se retenait-il souvent de leur dire. Laissez la vie faire son oeuvre ! Ce n'est pas parce que vous avez la meilleure assurance santé du pays que vous ne mourrez pas !" Ali pensait que dans ce monde aseptisé, que l'on se figurait maîtriser à merveille, leurs coûteuses assurances étaient bien vaines, mais fort lucratives !

   Il avait hâte d'arriver et de jouer de la guitare. Il avait l'impression de se retenir de respirer toute la semaine, et de prendre une grande bouffée d'oxygène le week end. 
   Il se demanda ce que les autres lui reprochaient. Quels défauts lui reprochait-on souvent ? D'être silencieux, dans la lune, défaitiste ? Branleur ? Terne ? Non ! Pouvait-on reprocher à quelqu'un son manque d'éclat ?! Sérieusement ! Ce que les autres vous reprochent, c'est ce qui les irritent, ce contre quoi ils luttent insidieusement...  ou alors ce qui leur fait envie sans se l'avouer. "Tu es bien excité, aujourd'hui, lui avait lancé Elise, la secrétaire, avec son air sardonique, quand il était venu faire ses photocopies en chantonnant, le matin-même. En fait, Ali eut de la peine à se remémorer ce que ses proches ou collègues ou copines lui reprochaient. Non pas qu'il soit parfait ! En fait, il n'avait besoin de personne pour se critiquer, il était son pire ennemi. "Drôle de constat, songea-t-il en laissant son regard dériver sur le paysage plat. Il serait peut-être temps de m'apprécier comme je suis..." Il tapota le boîtier de sa guitare du bout des doigts avec petit air satisfait... Une fois n'est pas coutume !

                                                                                                                                                       EM

1 commentaire: