jeudi 21 novembre 2013

L'HISTOIRE D'ALI (Part.21)

   En se réveillant aux côtés de Simone, Ali n'en cru pas ses yeux. Il avait l'impression d'avoir tout gagné en si peu de temps ! 
C'est en allant à pied à la gare que les choses anciennes l'assaillirent. Plus il marchait à travers les rues de Lille, plus une colère inextinguible montait en lui. Il était le premier surpris, car il avait passé un merveilleux week end, plein de promesses amoureuses et artistiques, et rentrait chez lui satisfait. Non, c'était autre chose. Quelque chose de plus fort et profond, qui lui vrillait les tripes. D'où lui venait cette énergie soudaine ? Il aurait pu marcher des centaines de kilomètres. Il aimait Simone et se savait prêt à prendre le risque de souffrir, cela en valait la peine. Il n'avait aucune peur. D'où lui venait ce sentiment de puissance ? Pour une des premières fois de sa vie, il sentait qu'il avait sa vie en main... alors pourquoi cette révolte qui sourdait en lui ?

    Il avait envie de hurler. Putaiiiiiiiiiiiiiiiiiinnnnnnnnnnn ! Il avait mis un bon vieil ACDC sur son Ipod, et sentait une joie immense  mêlée à de la fureur l'envahir, en route for Highway to Hell

   Et TOUT ressurgit. TOUT prit sens de son enfance et adolescence, de ce qu'il avait vécu et subit en fermant sa gueule. Toute sa vie il avait fait profil bas, et là, maintenant qu'il vivait pour lui, il ne pouvait tolérer que cela reste impuni, ou non révélé. 
   Humilié toute sa vie par un père tenant plus du tirant domestique que du papa gâteau, couvert par une épouse dévouée, sous sa coupe; vers qui Ali aurait-il pu se tourner ? Pas de vagues était le leitmotiv, jusqu'à faire semblant d'être un petit garçon heureux et normal, jusqu'à couvrir les brimades permanentes, les bleus à l'âme bien plus douloureux que ceux du corps.
"J'ai des raisons légitimes de lui en vouloir, à ce Youssef. En tant que père, il a été plutôt misérable, et non-content de ne pas me donner d'affection, il s'est employé à me pourrir la vie. Il n'aurait pas supporté que sa descendance s'éclate plus que lui." 
   Ali avait l'impression de ressentir enfin pour ce père la haine méritée, celle que l'on ressent envers ceux qui nous ont tenté de nous détruire. Ali avait du mal à réaliser que c'était aussi simple que cela. En tant que père, Youssef avait été exécrable, et il n'y avait rien à ajouter. ça ne faisait pas de lui quelqu'un de foncièrement mauvais, juste quelqu'un qui avait mal agi, et cela impunément. Cela allait changer. Pourquoi vouloir enjoliver les choses ? Pourquoi et pour qui ? Pour protéger qui, si ce n'est le coupable ? 

   "Ma mère ne m'a jamais vraiment protégé, mais petit, c'est la seule qui m'accordait un peu de temps, alors c'est sans doute pour ça que je me suis attaché maladivement à elle. Un petit crève sans ses parents, c'est leur putain de rôle ! J'avais pas à me sentir redevable et reconnaissant de la moindre miette d'attention qu'ils me donnaient !" La colère le submergeait par vagues, et il se laissait emporter, il voulait aller jusqu'au fond. Savoir ce qu'il y avait au fond. Herbie Hancock succéda au hard rock, et le rythme de la funk prodigieuse de Man-Child se déversèrent dans son coeur. Trop bon, pensa-t-il.

   Il se sentait dédouané du devoir de reconnaissance envers ses parents, celui que la religion prône. "Je crois que j'attendais encore une complicité avec lui, un peu d'amour. Mais putain Ali, ouvre les yeux ! ça viendra jamais ! Pourquoi t'escrimer à être comme Youssef voudrait que tu sois ? Tu seras jamais "convenable", ton "attitude", comme il dit, sera toujours la mauvaise ! T'as tout tenté avec lui..."

   Ali avait tant essayé de communiquer avec son père. Il aurait tant aimé, comme les autres garçons, partager quelques trucs avec son père. Ne serait-ce qu'un bonjour, quand il rentrait de l'école, plutôt que d'être ignoré, jusqu'à être surpris un jour, quand le voisin lui serra la main. Ali avait failli lui demander : "Mais vous me voyez ? J"existe alors !"
Ali comprit ce matin là, réchauffé en marchant sous la pluie, que le problème ne venait pas de lui. Simple constat qui prenait pour le jeune homme de 25 ans l'aspect d'une révélation vitale. Non, il n'avait pas été la cause de ce désamour et cette humiliation constante de la part de son père. C'était la responsabilité de Youssef et sa femme, ça n'avait jamais été celle d'Ali. "Moi, je n'aurais rien pu changer à leur façon de voir la vie et de gérer toutes leurs casseroles. D'ailleurs, à croire que mon père a pensé que mon rôle sur terre était d'être un déversoir à rancoeur et qu'il pouvait se soulager sur moi autant qu'il le voulait. Putain, c'est cool d'avoir un petit gars sans défense que tu peux brimer et martyriser autant que tu veux, ça t'a fait du bien, connard ? Tu t'es senti puissant ?" lança Ali à haute voix, shootant dans une canette sur le trottoir, faisant sursauter une passante devant lui. 

   Ali continua d'un bon pas en direction de la gare, plus très loin. 
Il pensa à toutes les fois où il avait essayé de communiquer son désarroi autour de lui. Mais son père était intelligent, et avait le culte de l'apparence. Il savait parfaitement manipuler les gens autour de lui, afin de ne jamais laisser transparaître devant témoin de sa manière d'être dans l'intimité de leur grand appartement. Jamais il n'aurait frappé ses enfants et sa femme en public. Par contre, aller répandre dans la famille que son fils avait des troubles mentaux et qu'il était victime de son mauvais fils, ça avait longtemps été sa défense, et causé bien du tort à Ali. Maintenant il s'en fichait éperdument. "Si les gens sont assez cons pour croire le bourreau, ça les regarde. Il est plus fort que la victime, les gens ont peur de lui. Mais c'est fini maintenant, je ne suis plus la victime. Ce monde là disparaît, en tout cas je le souhaite. Je vis ma vie, il vit la sienne." 

   Quand il arriva sur la quai du TGV, il sentit des mains se poser sur ses yeux et se retourna. Simone était devant lui, un grand sourire éclairant son visage.
"- Alors ? On part comme un voleur ?
 - Mais je ne voulais pas te réveiller. Je t'ai laissé un mot...
 - Encore heureux ! J'ai pris un taxi, j'avais envie de te dire au revoir... le plus beau gars de Lille qui s'en irait sans me dire au revoir ?

Il la prit dans ses bras et la serra longtemps, longtemps, longtemps... Il avait encore les palpitations de son coeur ancrés dans le sien quand il s'assit sur son siège.

                                                                                                                                                          EM

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