vendredi 29 novembre 2013

L'HISTOIRE D'ALI (Part.22)

    Le lundi matin, il mit sa veste et sa chemise, monta dans sa voiture : conduite automatique direction le travail. Arrivé devant les locaux de l'assureur, Ali se dit qu'il n'était plus du tout dans l'axe, sans mauvais jeu de mot. Il se vit dans le reflet de la vitre et ne se reconnut pas. 
   Il remonta dans sa voiture, passa prendre des affaires chez lui ainsi que sa guitare. Il s'arrêta devant l'appartement familial. "Chez toi Youssef, comme tu me le répétais, songea-t-il. Pas chez moi."

  Il monta jusque devant la porte d'entrée, et huma l'air du couloir. Ce vieil air vicié, chargé de tous les souvenirs qui l'encombraient. Une odeur de cave moisie, mélangée aux épices du ras el hanout et de l'ascenseur, qui resterait familière à Ali pour l'éternité. Familière, proche, connue, mais pas forcément reliée à la joie. Que c'était difficile pour lui, d'accepter que ce qu'il connaissait le mieux, que ce qu'il avait cru toute sa vie son seul lot possible, soit en fait une part de ténèbres malheureuse, qu'il avait soudain envie d'effacer ! Que c'était compliqué d'arrêter le sentimentalisme crétin qui le poussait à s'apitoyer sur le sort de sa pauvre mère et sur le destin tragique de son père ! Il en avait assez de cette nostalgie qu'il traînait avec ses guêtres depuis son enfance. Marre de ces fantômes accrochés à ses basques qui l'empêchaient de respirer librement. 

   "OK, cette cage d'escalier pue. Tout simplement. Elle a abrité mon enfance, mon adolescence. C'est ainsi. Je ne vais pas y croupir plus longtemps. Qui me retient ici, si ce n'est des souvenirs ? La voisine, Mme Ramoux ? Elle est sympa, mais je vais pas faire ma vie avec elle... L'appartement ? La chambre de maman ? Ses affaires ? Le père ? Lui parler juste parce que c'est mon père et que je lui dois le respect ? Alors qu'il me traite comme un chien ? Y a un moment, tendre l'autre joue, c'est aussi savoir partir et arrêter le désespoir, non ?!" 

   S'il y avait bien une chose que Simone et la musique lui avait apprises, c'est que le sens de la vie même était beaucoup plus simple que ce qu'il croyait depuis des lustres. Que s'emmerder la vie avec un boulot auquel on ne croit pas, se culpabiliser pour un oui ou pour un non, se sentir rejeté par sa famille, ce n'était pas là le vrai sens de la vie. On lui avait pourtant répété depuis petit que "la vie c'est pas du gâteau, et que va falloir en baver, mon p'tit gars". Il avait juste envie de se retourner vers ses parents et de leur dire : "Hé, c'est pas si grave, la vie. Regardez moi : tout va bien ! Détendez-vous ! Oui, même avec des impôts à payer, un alzheimer, les charges de copropriété, le bruit de l'autoroute au loin, le brouillard en hiver, l'augmentation du fioul, oui, même avec tout ça, la vie vaut la peine d'être vécue ! Car en fait, tout ça, ce n'est pas vraiment la vie ! Regardez autour de vous ! Ouvrez les yeux ! Mais surtout : détendez-vous ! Marrez-vous ! Prenez du plaisir !"

  Ali se dit que ses parents ne l'avaient jamais vraiment laissé prendre du plaisir. Ils avaient coupé en lui sa spontanéité, sa créativité : sa joie de vivre, tout simplement. A force d'être brimé, il avait fini par se taire, par entrer dans l'étroit moule qu'on lui proposait, le seul dans lequel il pouvait se couler pour survivre, pour prendre la seule forme qui ferait que ses parents le toléreraient sous leur toit. 
"ça doit être ça aussi, le sens de ma vie. En passer par tout ça.
Je regrette rien", articula-t-il en posant un baiser sur la porte avec sa main droite, puis il tourna les talons.

Adieu Châlon. I'm gone.

                                                                                                                                                   HEM

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